1. Définition

La bionique est une science qui vise à améliorer des dispositifs technologiques au travers de l’étude de processus biologiques et de comportement du vivant. Cette notion a notamment été employée par Victor Papanek dans Design pour un monde réel. Pour ce dernier, la bionique est l’une des méthodes privilégiées pour résoudre les problèmes qui se posent au design, ce dont témoigne le passage suivant :

« Le livre de la nature n’est pas et ne sera jamais dépassé. Les problèmes analogues à ceux que rencontre l’humanité ont déjà été posés et résolus de manière optimum dans l’ensemble des systèmes biologiques et biochimiques. La solution idéale à tout problème est de réaliser "le maximum avec le minimum" ou, pour reprendre la formule de George K. Zipf1, de se conformer "au principe du moindre effort". La définition de la bionique semble désormais bien établie : la bionique représente l’utilisation de prototypes biologiques pour la création de systèmes synthétiques élaborés par l’homme. En langage plus simple, c’est étudier les principes fondamentaux de la nature pour les appliquer aux besoins fondamentaux de l’humanité. »

Victor PAPANEK, Design pour un monde réel. Écologie humaine et changement social, Paris, Mercure de France, 1974, p. 231.

2. De l’anglais au français

La notion de bionique étant transparente, elle ne pose pas de problème particulier de traduction. Toutefois, si l’on se reporte au texte original, il est possible de nuancer quelque peu le rôle que Papanek attribue au modèle de la nature dans le premier paragraphe où l’on peut lire :

« One source that never seems to go out of style is the handbook of nature. Here, through biological and biochemical systems, many of the same problems mankind faces have been met and solved. Through analogues to nature, man’s problems can be solved optimally2 ».

Premièrement, il faut remarquer que Papanek n’utilise pas le terme book, mais handbook. Or, un handbook n’est pas une volumineuse encyclopédie contenant la totalité du savoir. C’est bien plutôt un petit livre condensé et succinct, l’équivalent en français d’un précis ou d’un manuel. Deuxièmement, Papanek ne dit pas que le livre de la nature est absolument indépassable. Son propos est à la fois plus léger et plus prudent. Il se contente de constater qu’il semble ne pas passer de mode (to go out of style), c’est-à-dire que le savoir qu’il contient est encore d’actualité. Enfin, Papanek ne dit pas que tous les problèmes que rencontrent les humains ont été résolus par la nature, mais seulement que cela est vrai pour un grand nombre (many) de ces problèmes. De sorte que le propos de Papanek est moins totalisant que la traduction de Nelly Josset et Robert Louit ne le laisse entendre. Il semble davantage considérer la nature comme un répertoire de solutions possibles que comme la réponse définitive à tous les problèmes que l’humanité rencontre.

3. Problématisation

Papanek se situe dans une lignée de designers qui, de Louis Henri Sullivan à Richard Buckminster Fuller, ont revendiqué le modèle de la nature comme référence première pour le design. Dans cette tradition, la nature a été considérée comme un modèle d’optimisation, un modèle auquel on peut se référer pour créer des dispositifs techniques efficients.

Pour Papanek, partir de la nature ne veut pas dire copier des formes naturelles. Il s’agit au contraire d’analyser des fonctionnements pour comprendre la raison d’être des formes, et cette analyse implique une approche globale des milieux naturels et de tous les facteurs qui y interviennent. Ainsi, l’un des modèles de la démarche de Papanek est la cybernétique : l’étude des boucles de rétroaction permet en effet une approche globale des phénomènes et de leurs dynamiques intrinsèques.

Papanek revendique une démarche objective pour se démarquer de l’idée romantique d’un rapport immédiat à la nature. Mais, il n’estime pas pour autant que les sciences aient nécessairement le dernier mot sur le sujet : du fait de la spécialisation de leurs appareils conceptuels, bien des aspects de la nature peuvent leur échapper. De part de sa non-spécialisation, le designer peut découvrir dans la nature des aspects intéressants qui échappent au regard des autres disciplines. Papanek n’identifie donc pas la nature à une totalité cohérente, mais à un lieu ouvert, plein de solutions potentielles qui attendent d’être découvertes.

Jérémie ELALOUF, Maître de conférence en design à l’Université Toulouse Jean Jaurès, Institut Supérieur Couleur, Image, Design (ISCID), Centre universitaire de Tarn-et-Garonne.


  1. George Kingsley ZIPF est un linguiste et philologue états-unien. Son travail sur la fréquence des mots dans L’Ulysse de James Joyce l’a amené à formuler une loi statistique, la « loi de Zipf » qui veut que la fréquence de l’usage d’un mot soit liée à sa longueur. Il a publié en 1949 un livre présentant une synthèse de ces recherches : Human Behaviour and the Principle of Least Effort : An Introduction to Human Ecology. Source : Philippe BULLY, « Zipf, créateur de la linguistique statistique », dans Communication & langage, 1969, n°2, p. 23-28. 

  2. « Le “manuel” de la nature est une source qui semble ne jamais passer de mode. Au travers de systèmes biologiques et biochimiques, un grand nombre de problèmes que rencontre l’humanité s’y trouvent résolus. Les difficultés auxquelles les humains font face peuvent être surmontées de manière optimale par des équivalents de la nature. [Nous traduisons] »