1. Définition

Aucune définition unique de « design anthropology » n'existe encore dans les dictionnaires français. Il s’agit d’un champ transdisciplinaire plutôt récent, formé à partir de méthodes, concepts et théories issus des disciplines de design et d'anthropologie. Il prend principalement appui sur les méthodes d'investigation ethnographiques propres à l'anthropologie des techniques ainsi que les qualités critiques et collaboratives du design. Formulé pour la première fois en 1987 par Lucy Suchman1, ce n'est qu'à partir de la fin des années 2000 que le terme est plus couramment utilisé et traité.

En français, les textes traitant de ce champ et mentionnant l’expression anglaise design anthropology sont rares et le traduisent généralement par « le design et l'anthropologie » sans chercher de formulation plus précise. Mais on trouve une exception à ce constat dans le travail d'Olivier Wathelet, anthropologue belge spécialisé dans ce champ, comme en témoigne l’occurrence suivante.

« Le second mode de collaboration, le design-anthropology, repose sur une plus grande implication de l’anthropologue. Celui-ci produit toujours des données de terrain, seul ou avec le designer, mais il anime également un processus itératif de confrontation des hypothèses de conception aux expériences des usagers. La méthodologie peut être mise en œuvre lors de la production des données de terrain (auto-ethnographie par les informateurs eux-mêmes), au moment de l’identification des opportunités (co-analyse des données) et à l’occasion de l’écriture des contraintes fonctionnelles des produits et services (mise en usage de prototypes fonctionnels ou volumiques). […] À cet égard, le design anthropology apparaît comme l’extension du design ethnography : non seulement le travail du designer est informé de la réalité des usages, mais le processus d’innovation dans son ensemble est construit par et avec les futurs consommateurs. Et surtout, et les interventions les plus récentes dans le domaine du design fiction le démontrent, connaitre le détail ethnographique des consommateurs ne contraint pas l’innovation à coller aux réalités actuelles, c’est aussi une opportunité de repenser et transformer radicalement les routines du quotidien au sein de produits et services innovants et pertinents ».

Olivier WATHELET, 2013, « Design et anthropologie : innover par et pour l'usage ». Wallonie Design, Focus thématique décembre 2013. Disponible sur :\https://www.academia.edu/5429149/Design\_et\_anthropologie\_innover\_par\_et\_pour\_lusage\ (consulté le 02/05/2021)

2. De l’anglais au français

Le terme a été importé de la langue anglaise : quatre occurrences majeures peuvent être signalées.

« Design anthropology is an emerging transdisciplinary field characterized by an approach that integrates anthropological methods, theory, frameworks and critique with design principles and practices to adress an increasingly wide range of complex systems-level problems facing contemporary societies, institutions, and organizations. Design anthropology extends beyond the boundaries of both anthropology and design to include practitioner-scholars from a wide range of disciplines that work within commercial, organizational, and academic contexts using descriptive and generative research tools (Gunn, 2008 ; Kilbourn : 2013), common theoretical and methodological approaches, and share work practices2 ».

Christine MILLER, Design + Anthropology, Abingdon, Ed. Routledge, 2017.

« When exploring the potential of a new transdisciplinary field, the challenge presented to practitioners and theorists is to communicate back to a broader audience its unique logic and value. In design anthropology this is often done through project-based case studies that capture an event or series of events that constitute a project. For design anthropologists, the focus on events is related to their significance as a source of emergent potentiality. Halse (2013) and others (Kjaersgaard, 2013) state that this future orientation is central to thinking about the potential of exploratory design practices, such as experimentation, prototyping, and reflective critique, that extend the ethnographic gaze3 ».

Christine MILLER, Design + Anthropology, Abingdon, Ed. Routledge, 2017.

« Learning from design practice, design anthropologists are developing methods that employ various firms of intervention, both to create contextual knowledge and to develop specific solutions. The field of design anthropology is thus more oriented toward intervention and transforming social reality than traditional anthropology has ever been. Third, design is (almost) always a process of collaboration between different disciplines and stakeholders, including designers, researchers, producers, and users. Anthropology still maintains a tradition, which is only slowly changing […]. Design Anthropology radically breaks with this tradition as its practitioners work in multidisciplinary teams, acting in complex roles as researchers, facilitators, and cocreators in processes of design and innovation4 ».

Wendy GUNN, Ton OTTO, Rachel Charlotte SMITH, Design anthropology : theory and practice. London, Ed. Bloomsbury Academic, 2013.

« In design anthropology, collaboration and participation among a variety of stakeholders, most notably users, citizens, and professional experts, have become points of convergence between the two disciplines – not least because of ethnographers' ability to mobilize and engage 'ordinary people' in professional design processes. In fact, following Gatt and Ingold (2013), Otto and Smith argue that a possible new criterion of success could be 'how design anthropologists are able to correspond and collaborate with people as co-creators of desirable futures'. This suggestion puts 'collaborative formation of issues' centre stage, urging us to explore how such collaboration may unfold. What rôle, for instance, does the socio-material setup play in how publics gather around an issue5 ? »

Rachel Charlotte SMITH, Kasper Tang VANGKILDE, Mette Gislev KJAERSGAARD, Ton OTTO, Joachim HALSE, Thomas BINDER, Design Anthropological Futures, London, Ed. Bloomsbury, 2016.

En français, on traduit littéralement cette expression par « anthropologie du design », mais il est plus correct d'utiliser design anthropologique, voire anthropodesign qui ne donne l'ascendant à aucun des deux domaines, montrant une égalité entre les deux disciplines sources.

3. Explication du concept

3.1 La finalité du Design anthropology

Un objectif se dégage à travers la création du champ du design anthropology : celui d’aller au-delà du « design ethnographiquement informé » qui était proposé jusque-là. Cette sous-discipline du design se doit donc de concevoir des outils et pratiques qui permettent aux observations issues de l’anthropologie de s’allier avec lui et de contribuer au futur des territoires et des personnes. Elle s’engage dans un processus qui vise à atteindre la transdisciplinarité, soit à dépasser ses deux disciplines sources en générant un champ nouveau, comprenant des expérimentations méthodologiques et une critique rigoureuse. Selon Wendy Gunn, Ton Otto et Rachel Charlotte Smith, l’anthropologie apporte trois clés au design anthropology, à savoir l’interprétation culturelle et théorique, l'investigation du passé pour comprendre le présent et anticiper le futur, et la sensibilité aux groupes pour lesquels elle crée. L’objectif du design anthropology est donc de développer ces qualités inhérentes à l’anthropologie dans de nouveaux modes de recherche et de collaboration. En effet, il ne s'agit pas d'observer ou de créer de manière dissociée, il est plutôt question de valoriser la perception autant que le mouvement, l'observation autant que la création. Les design anthropologists doivent donc se détacher des entrées fondamentales classiques et fonder eux-mêmes une approche singulière à partir de cela. Lors de la conception du Sterilcentral project - qui vise à concevoir un cycle optimal de stérilisation en hôpital - Kyle Kilbourn distingue les trois outils du design anthropology. Il compte tout d'abord la synthèse perceptive, explorant les différents types de compréhension basés sur le visuel plutôt que de commencer par le décodage linguistique, la juxtaposition d’expérience qui consiste en l’exploration des expériences potentielles tout en étant fermement dans l'ici et maintenant, et enfin la relation potentielle qui s’intéresse aux moyens d'expérimenter l'enracinement des pratiques futures.

3.2 Problèmes conceptuels

Le problème majeur de cette non-traduction repose sur le fait que la traduction littérale ne correspond pas à la manière dont ce champ est majoritairement compris et pratiqué. En effet, tous les praticiens ne sont pas exactement en accord sur sa pratique, mais la majorité s'accorde à dire qu'il ne s'agit pas d'anthropologie du design, mais bien d’une alliance de deux disciplines, formant un champ à part entière. La définition même n'étant pas officiellement établie dans la langue originale, il est d'autant plus difficile de clarifier ce point en langue française. Effectivement, il existe autant de définitions et de visions de ce champ qu'il existe de personnes travaillant dessus. Par exemple, Caroline Gatt et Tim Ingold proposent une anthropologie au moyen du design qui, à travers cette association, enrichit les deux disciplines sources et les rend plus soutenables. C'est un point de vue qui est le parfait contraire de ce qu'avance Lucy Suchman, promouvant clairement une anthropologie du design, traitant le design comme un sujet d'étude anthropologique quelconque. Cette définition compromettrait l’entrée de ce champ dans l’histoire du design car cela place le design comme un sujet parmi d’autres, ce qui l'exclut du projet et revient à ne parler que d'anthropologie. En vue de sa théorisation, un travail de synthèse est donc indispensable afin d’harmoniser et préciser cette multitude d’approches théoriques et de pratiques du design anthropology.

4. Illustrations

Figure 1. Carte des définitions, Camille MANÇON

Figure 2. Schéma traduit de J. Knapp, Camille MANÇON

Camille MANÇON, Doctorante en Design, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut ACTE


  1. Lucy SUCHMAN, Plans and Situated Actions: The Problem of Human-Machine, Cambridge, Ed. Cambridge UniversityPress, 1987. 

  2. Nous pourrions traduire ainsi : « Design anthropology est un domaine transdisciplinaire émergent caractérisé par une approche qui intègre les méthodes anthropologiques, la théorie, les cadres et la critique des principes et pratiques du design pour aborder un éventail de plus en plus large de problèmes complexes au niveau des systèmes auxquels sont confrontées les sociétés, institutions et organisations contemporaines. Design anthropology va au-delà des frontières de l'anthropologie et du design en incluant des praticiens-chercheurs d'un large éventail de disciplines travaillant dans des contextes commerciaux, organisationnels et académiques, utilisant des outils de recherche descriptifs et génératifs (Gunn, 2008 ; Kilbourn: 2013), des approches théoriques et méthodologiques communes, et partageant leurs pratiques de travail ». 

  3. « Lors de l'exploration du potentiel d'un nouveau domaine transdisciplinaire, le défi présenté aux praticiens et aux théoriciens est de communiquer à un public plus large sa logique et sa valeur uniques. En design anthropology, cela se fait souvent à travers des études de cas basées sur des projets qui capturent un événement ou une série d'événements qui les constituent. Pour les design anthropologists, l'accent mis sur les événements est lié à leur importance en tant que source de potentialité émergente. Halse (2013) et d'autres (Kjaersgaard, 2013) affirment que cette orientation future est centrale pour réfléchir au potentiel des pratiques de conception exploratoire, telles que l'expérimentation, le prototypage et la critique réflexive, qui élargissent le regard ethnographique ». Passage traduit par nos soins. 

  4. En français, cela donnerait : « Tirant les leçons de la pratique du design, les design anthropologists développent des méthodes qui emploient diverses firmes d'intervention, à la fois pour créer des connaissances contextuelles et pour développer des solutions spécifiques. Le domaine du design anthropology est donc plus orienté vers l'intervention et la transformation de la réalité sociale que l'anthropologie traditionnelle ne l'a jamais été. Troisièmement, le design est (presque) toujours un processus de collaboration entre différentes disciplines et parties prenantes, y compris les concepteurs, les chercheurs, les producteurs et les utilisateurs. L'anthropologie maintient toujours une tradition qui ne change que lentement […]. Le design anthropology rompt radicalement avec cette tradition alors que ses praticiens travaillent dans des équipes multidisciplinaires, agissant dans des rôles complexes de chercheurs, de facilitateurs et de cocréateurs dans les processus de conception et d'innovation ». 

  5. « Dans le design anthropology, la collaboration et la participation de diverses parties prenantes, notamment les utilisateurs, les citoyens et les experts professionnels, sont devenues des points de convergence entre les deux disciplines - notamment en raison de la capacité des ethnographes à mobiliser et à engager des "gens ordinaires '' dans des activités professionnelles. Processus de conception. Effectivement, à la suite de Caroline Gatt et Tim Ingold (2013), Ton Otto et Rachel Charlotte Smith soutiennent qu'un nouveau critère de réussite possible pourrait être « comment les design anthropologists sont capables de correspondre et de collaborer avec des personnes en tant que co-créateurs d'un avenir souhaitable ». Cette suggestion place la « formation collaborative des problèmes » au centre de la scène, nous exhortant à explorer comment une telle collaboration peut se dérouler. Quel rôle, par exemple, joue la configuration socio-matérielle dans la manière dont les publics se rassemblent autour d'un problème ? ». Traduit par nous.