1. Définitions

Introduit en France vers 1860-70, le terme est aujourd’hui communément employé pour désigner une « chose » (souvent un artefact aussi divers soit-il, tant de forme que de statut) dont la « marque distinctive » relève à la fois de la surcharge (de l’outrance confinant souvent au grotesque) ainsi que du mauvais goût. L’encyclopédie Larousse le définit comme suit :

« Se dit d’un objet, d’un décor, d’une œuvre d'art dont le mauvais goût, voire la franche vulgarité, voulus ou non, réjouissent les uns, dégoûtent les autres ».
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/kitsch/45588>, consulté le 04/10/2021. 

Outre son acception ici générale, le terme renvoie également à une notion, à un concept théorisé notamment par Clement Greenberg, Abraham Moles, Theodor Adorno ou encore Sam Binkley renvoyant à un défaut ou « mal esthétique » (dixit Florence Bancaud1) perçu comme le symptôme de tourments et/ou errements notamment sociaux, culturels et idéologiques plus profonds — d’un appauvrissement du sens autant que du sensible. Ces études diverses (d’ancrages et disciplines différentes quoique, du reste, toutes concourantes et complémentaires) auront contribué à élargir, en France, la portée du mot de même qu’elles permirent le développement d’un nouveau cadre d’analyse/d’étude critique des œuvres passées et contemporaines.

Deux citations permettent, notamment, de saisir circonscrire la notion (ou le concept) :

« Partant de l’observation de Clement Greenberg distinguant l’avant-garde comme "imitation de l’acte d’imiter" et le kitsch comme "imitation de l’effet de l’imitation", dans le but de susciter le seul plaisir des sens, on montrera que le kitsch suscite une "jouissance culinaire" (Adorno) en produisant des œuvres qui résultent souvent d’une forme de plagiat esthétique. »

Florence BANCAUD, « Entre diabolisation, séduction et légitimation. Le kitsch ou l’imitation comme "mal esthétique" ? », Cahiers d’Études Germaniques, 72 | 2017, 73-88.

« Le kitsch semble être pris en tenaille entre une valeur esthétique, le « bel effet », et une valeur économique, le meilleur prix. »

Christophe GENIN, « Le kitsch », Actes Sémiotiques [En ligne], consulté le 14/01/2022, URL : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/3268

2. De l’anglais, et d’autres langues, au français

L’usage, en langue française, du terme « kitsch » s’avère manifestement pluriel, divers. Tantôt employé comme simple adjectif/qualificatif, tantôt retenu, isolé comme notion ou concept-clé (relevant de l’esthétique, tout particulièrement), il demeure indissociable de la question du goût (de son jugement, entre sensibilité et entendement) ainsi que de celle de l’authenticité (du faux, factice et inauthentique à l’idée d’une charge ou surcharge condamnant inexorablement au mauvais goût). À l’origine de ses usages divers, il convient de rappeler que les sources mêmes du mot sont profusément variées. Étymologiquement, celui-ci proviendrait de l’allemand, singulièrement du verbe verkitschen qui signifie « brader » ou encore « vendre en dessous du prix » (verkaufen, « vendre2 »), ainsi que du verbe kitschen que l’on traduira par « ramasser des déchets/ordures dans la rue », également « bâcler » ou encore plus communément « faire du nouveau avec du vieux ». Une autre de ses origines lexicales serait anglaise faisant dériver le mot « sketch » vers ce qui aurait trait ici au « brut », au « mal dégrossi » ou « trop peu affiné ». De façon plus circonscrite, sur le plan ici strictement historique, l’utilisation du mot en tant qu’expression qualifiante (plutôt « disqualifiante », en l’espèce) dans le champ de l’art remonte aux années 1870, lorsqu’il s’agissait en Bavière de désigner (et ainsi de déclasser) des œuvres composées d’éléments tout à la fois bon marché et disparates, sinon pour le moins hétéroclites, dont l’image ou allure générale confère invariablement à la médiocrité et grossièreté (à la lourderie) – quand l’Art, le véritable aux yeux des esthètes et amateurs instruits, n’est que grandeur et raffinement.

Les deux extraits suivants illustreront ces idées de fausseté et la manipulation inhérente à certains produits culturels.

« Une conscience adéquate de la réalité extérieure participe à la cohérence immanente ; le lieu social et spirituel d’une œuvre ne peut être déterminé qu’à travers sa cristallisation interne. Il n’est rien d’artistiquement vrai dont la vérité ne se légitime dans un contexte plus vaste ; aucune œuvre manifestant une conscience adéquate qui ne fasse ses preuves au niveau de sa qualité esthétique. Le kitsch des pays de l’Est est significatif de la fausseté des affirmations politiques prétendant qu’on y aurait atteint la vérité sociale. »

Theodor W. ADORNO, Théorie esthétique, 1974 ; rééd. Paris, Klincksieck, Traduction de l'allemand par Marc Jimenez, 2001, p. 485

« Rabaissant les adultes en enfants, le nouveau kitsch rend les masses plus faciles à manipuler en réduisant leurs besoins culturels à la gratification facile offerte par les dessins animés de Disney, la littérature pulp (bon marché), et les romans à l'eau de rose ».

Sam BINKLEY, « Kitsch as a Repetitive System. A Problem for the Theory of Taste Hierarchy », première publication le 1er juillet 2000 ; cf. https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/135918350000500201, (consulté le 04/10/2021.

3. Problématisation

En sus des dérivations lexico-sémantiques du terme, ce dernier aura connu nombre de déplacements d’emplois à travers le temps et l’espace, et ce jusqu’à nos jours. En Europe et Amérique du Nord, comme le souligne Greenberg dans son essai Avant-garde et Kitsch3, le terme d’origine s’emploie sans traduction à partir du XIXe siècle pour nommer toutes les « choses » (de formes et formats variés, entre confection et décoration) de culture « populaire » fleurtant, à cette époque, avec le divertissement ; un secteur alors nouveau charriant nombres de ces « choses » pour le plaisir et ravissement des classes populaires considérées incultes et, de ce fait, foncièrement ineptes, insensibles aux vraies « choses de l’art ».

À partir du milieu du XXe siècle, le terme postule au rang de concept afin non plus, disons, de stigmatiser une couche de la population mais bien plutôt de pointer une approche ou tactique/stratégie tout à la fois idéologique et politique de « prolétarisation » des masses et ainsi d’avilissement de chacun à un capitalisme (jugé socialement « destructeur4 ») convertissant le beau5 – tout au moins ce qui est reçu, perçu comme tel par le plus grand nombre – en valeur marchande. Conceptuellement, c’est là le sens de la citation d’Adorno citée plus haut : le mot ira jusqu’à traduire le symptôme de ce « mal » qu’incarne un certain capitalisme politique en ceci qu’il indique, en l’œuvre elle-même, la part de fausseté de ses fondements (conceptions et théories) laquelle s’exhalant de ses facettes ou éclats de facticité. Dès lors, le lien entre kitsch et totalitarisme des esprits (par une forme liberticide de confiscation du bon goût) est au cœur de la pensée critique, et ce depuis l’école de Francfort — chez Walter Benjamin et Théodor Adorno, comme chez Clément Greenberg en territoire outre-Atlantique, ou sous la plume du romancier Milan Kundera dans son roman L’Insoutenable Légèreté de l'être6 au sein duquel l’auteur dénonce, sur ce plan précis, le régime communiste d'après-guerre de Tchécoslovaquie.

Aujourd’hui, le recours au terme de kitsch renvoie très explicitement à cet héritage intellectuel servant à dénoncer le commerce de produits culturels à bon marché (cf. citation de Sam Binkley), également la « dictature » des images « marketées », « enjolivées » pour le bonheur (ou enchantement) de certains contre le dégout ou écœurement ressenti et combattu par les autres.

David BIHANIC, Maître de conférences, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne


  1. Florence BANCAUD, « Entre diabolisation, séduction et légitimation. Le kitsch ou l’imitation comme « mal esthétique » ? », Cahiers d’Études Germaniques, 72 | 2017, 73-88. 

  2. Le mot allemand, verkitschen, de renvoyer également désormais à l’expression « rendre kitsch » (cf. kitschig gestalten). 

  3. Clement GREENBERG, « Avant-garde and Kitsch », Partisan Review, 1939. 

  4. Générateur de « pathologies sociales », pour reprendre l’expression des acteurs de l’école de Francfort. 

  5. Sinon le « flatteur » et « chatoyant ». 

  6. Milan KUNDERA, L'Insoutenable légèreté de l'être, Paris, Gallimard, 1984.