L'esthétique industrielle est un « service public »

De son premier siècle de développement (1840-1940) la manifestation industrielle nous a légué le monde triste des zones industrielles. Leur laideur est souvent tellement évidente que dans l'esprit de chacun le mot « usine » évoque un endroit à éviter1.

L'esprit bourgeois du dix-neuvième siècle dissociait totalement le monde des arts et le monde industriel :

- D'un côté les artistes entraînés par le faux lyrisme de « l'art pour l'art » produisant des œuvres académiques de salon qui sont aussi périmées maintenant que l'est l'industrie de cette époque ;

- De l'autre l'industrie, fière de son nouveau développement, grandissant sans ordre et souvent sans espace, niant l'urbanisme et l'architecture. Trop souvent les bâtiments s'entouraient d'un corset de mâts défensifs, ce qui comprimait les possibilités d'expansion de l'affaire et ne permettait pas le développement des lieux sociaux.

Le visage de l'industrie apparaissait avec les attributs de la place forte, et la tristesse de ses murs d'enceinte exprimait le désir latent d'une fausse féodalité.

Depuis le début de l'histoire des civilisations toutes les communautés humaines se sont manifestées par un art qui les exprime ; l'industrie était la première communauté à être dépourvue de manifestation esthétique.

Il est difficilement concevable que dans une telle ambiance, ou le beau n'était nulle part exprimé, les objets manufacturés se soient développés harmonieusement. Les formes et les couleurs issues d'une riche tradition artisanale se trouvèrent coupées de toute l'atmosphère favorable à leur conception évolutive et les produits de l'usine apparurent généralement plus laids que les produits de l'artisanat. Leur grande diffusion, en revanche, a oblitéré sérieusement le goût général de la nation. Aussi, quand à la Libération une poignée d'hommes issus de disciplines bien différentes décidèrent de réintégrer la qualité esthétique traditionnelle dans le monde de l'industrie, ils choisirent comme drapeau ces deux mots qui semblaient antinomiques : l'esthétique industrielle. Leur action visait à transformer radicalement l'expression générale industrielle, qui semblait un mal nécessaire en une manifestation dont on pouvait s'enorgueillir sous tous ses aspects : zones industrielles, constructions industrielles, lieux sociaux, formes des machines, ambiances polychromes, évolution du vêtement de travail beauté des produits manufacturée, de leur conditionnement et de leur présentation.

Des équipes comprenant des philosophes, des sociologues, des artistes, des urbanistes, des architectes, des esthéticiens, des coloristes, tournèrent leur activité vers l'industrie pour peu à peu en transformer totalement le visage par leurs techniques.

Malgré cette prise de conscience de nombreux techniciens, et malgré les réalisations françaises bien connues maintenant du grand public tant sur le plan des ensembles industriels que des produits de consommation, la position de la France comparée au développement général de l'esthétique industrielle dans le monde reste précaire.

En 1953 M. Jacques Viénot organisait un congrès international à la Maison de la chimie, qui alertait les différents responsables industriels et jetait les bases d'une politique esthétique. Malheureusement le message ne fut pas entendu des autorités officielles françaises, mais en revanche l'idée prit un développement considérable dans les autres nations : en Angleterre, par exemple, fut fondé un organisme d'État pour faire évoluer dans un style contemporain le style "British" traditionnel, élargissant ainsi ses marchés.

En 1959 un nouveau congrès international réunissait à Stockholm les délégués de vingt-trois pays. Nous avons pu, en tant que délégué de l'Institut d'esthétique industrielle français, réaliser que notre position esthétique, qui fut enviée pendant des siècles par toute l'Europe, est maintenant dominée par deux grandes écoles européennes, celles des pays Scandinaves et de l'Italie du Nord.

Nous avons perdu l'initiative ; et la profusion des produits étrangers sur le marché français, et particulièrement leur envahissement dans les grands magasins de distribution, démontre bien que le public est avide d'objets nouveaux, aux formes bien étudiées.

C'est pour réaffirmer notre foi dans la transformation profonde de l'esprit de l'industrie française et afin d'alerter de nouveau les pouvoirs publics que le Comité national de l'organisation française et l'Institut d'esthétique industrielle tiennent les 5 et 6 avril prochains à l'Unesco deux journées d'études consacrées aux problèmes de l'esthétique industrielle.

Ces journées, par les échanges de vues et les discussions qui s'établiront autour des exposés, des documents photographiques, des objets présentés, mettront une fois de plus en lumière que l'esthétique industrielle est un véritable service public, et que si le destin de la France, comme le constatait dernièrement M. Jeanneney, ministre du commerce, est de s'industrialiser tout entière, il est nécessaire qu'elle le fasse dans les perspectives définies par les techniques de l'esthétique industrielle.

Une nation au grand passé artistique se doit par le rétablissement d'une politique esthétique contemporaine de cesser de vivre sur l'héritage des styles révolus et de résolument réintégrer dans l'objet usuel de consommation courante les qualités de formes harmonieuses conditionnées par les matériaux nouveaux et les techniques nouvelles.

Sachant que le destin des jeunes générations sera de plus en plus tributaire de l'usine, du bureau et des produits de grande série, tous nos efforts doivent concourir à créer des ambiances de travail plus agréables et des produits de consommation plus beaux afin que nous puissions de nouveau être fiers de l'esthétique générale de notre pays.

© Georges Patrix


  1. [Le texte est signé : « Georges Patrix, esthéticien industriel ». Georges Patrix (1920-1992) est connu en tant qu’acteur de cinéma jusqu’au début des années 50. Il devient esthéticien industriel et participe à la fondation du Groupe international d’Architecture Prospective qui, fondée en 1965 par Michel Ragon, réunit, entre autres, Yona Friedman, Paul Maymont, Nicolas Schöffer, Victor Vasarely, etc. Il est notamment connu pour avoir publié, avec Denis Huisman, L’Esthétique industrielle, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1961.]