PFEIFFER, Alice, Le goût du moche, Paris, Flammarion, 2021.

Dans Le goût du moche, Alice Pfeiffer s'interroge sur la manière dont le « moche » se définit dès lors qu’il reflète une condition sociale spécifique1. Et en parallèle, elle examine quel est le potentiel politique de cette notion. En questionnant cette qualification esthétique, l'autrice constate en effet que le moche est dédié à inspirer le rejet, la bassesse, le ridicule. Et, en cela, il décourage tout désir d'identification et de projection, au profit d'une structure normative et patriarcale du jugement de goût au sein de notre société. Dès lors, elle se demande si cette qualification ne pourrait pas se retourner, être revendiquée d’un point de vue politique jusqu’à s’imposer comme une nouvelle norme esthétique. Elle écrit :

« Le moche dépasse, déborde, gêne, outrage. C'est un agent double, car ils nous rappellent notre propre condition humaine, faillible, faite de tripes, de boyaux et de pulsions ; mais aussi notre assignation sociale : structurelle, injuste, régulée et systémique. Néanmoins, le revendiquer le chérir, l'arborer, et le défendre de la dictature esthétique, offre alors une stratégie de résistance2 ».

Alice Pfeiffer compose ainsi un manifeste du mauvais goût. Elle revendique « le goût du moche » pour son côté transgressif, différent et comme une façon de déconstruire l'académisme des dogmes esthétiques. Pour fonder cette revendication, elle sa pensée en distinguant sept notions qui gravitent autour du Moche. Tout d'abord, elle débute par Le Ratage3, en le définissant comme étant ce pas de côté, ce trébuchement révélateur d'une forme de censure construite de manière subjective et culturelle. Ensuite, elle aborde Le Kitsh4, comme un acte esthétique en décalage avec sa référence d'origine. Puis Le Ringard5, qui révèle la dimension temporelle du moche. Vient ensuite Le Vulgaire6, qui se produit quand on en fait trop, que l'on tombe dans le débordement, l’excès. Elle développe par la suite la notion du Dégeulasse7, qui incarne l'abjection, « le pendant repoussant, répulsif et dégoûtant, qui nous prend aux tripes, nous écœure et paradoxalement nous fascine8 ». Puis, vient la notion du Joli-Laid9, qui revient à « trouver de la beauté dans l'imperfection ». Enfin, Le Néo-Moche10 désigne un mouvement esthétique faisant référence aux premières créations digitales. Il se construit entre ironie décomplexée et nostalgie sous-jacente à ces œuvres numériques.

Dans les années 50, Étienne Souriau annonçait les limites de l'esthétique industrielle devenue normative et énonçait que tout style finit par lasser11. Aujourd'hui, on remarque également une aseptisation au regard d'un Beau qui s'uniformise, se norme, au travers de la diffusion de tendances imposées par le biais des réseaux sociaux. Cette quantité de visuels crée une norme de la beauté, qui aujourd'hui, semble se mouvoir dans une forme de paresse esthétique, de «perfection ennuyeuse », d’« idée stagnante », pour le dire avec les mots de Tristan Tzara12. » Face à cette dictature esthétique, le Moche n’incarnerait-il pas une forme de rupture dont le Design pourrait s’avérer être l’interprète ?

Elodie DESCHANDOL, Master 1 « Design, Arts, Médias, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. Sur ce titre provocateur et les recherches de l’auteur, cf. MOSNA-SAVOYE, Géraldine, VAN REETH, Adèle, PFEIFFER, Alice, Épisode 2 : La crocs, Y a-t-il une essence du moche ?, Série : « Objets inattendus de la philosophie », Les Chemins de la philosophie, Diffusée par France Culture, 17/09/2021, 58 min. 

  2. PFEIFFER, Alice, Le goût du moche, Paris, Flammarion, 2021, p.184. 

  3. PFEIFFER, Alice, Le goût du moche, op. cit., p. 35 sq. 

  4. Ibidem, p. 51 sqq

  5. Ibid., p. 71 sqq. 

  6. Id., p. 91 sqq. 

  7. Id., p. 115 sqq. 

  8. Il s’agit d’un état entre l'attraction et la répulsion qui est développé dans l'ouvrage de Julia KRISTEVA, Pouvoir de l'horreur. Essai sur l'abjection, Paris, Le Seuil, 1980. 

  9. PFEIFFER, Le goût du moche, op.cit., p.133 sqq

  10. Ibidem, p. 153 sqq. 

  11. SOURIAU, Étienne, « Passé, présent et avenir de l’esthétique industrielle », Revue d’esthétique, juill.-déc. 1951. 

  12. TZARA, Tristan, Manifeste Dada,1918.