1. Définition

D'après la définition du substantif féminin pluriel « archives », issue du CNRTL, une archive serait une pièce singulière extraite d'un

« ensemble de documents hors d'usage courant, rassemblés, répertoriés et conservés pour servir à l'histoire d'une collectivité ou d'un individu. »

Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales, « Archives », [En Ligne], consulté le 11/01/2024, URL : https://www.cnrtl.fr/definition/archives

Cette définition, restreinte, met l'accent sur la dimension de « science auxiliaire de l'histoire » de l'archivage comme discipline conservatrice. La définition actuelle, légale, du Code du Patrimoine (article L211) est la suivante :

« Les archives sont l'ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l'exercice de leur activité. ».

Légifrance, « Article L211--1 -- Code du patrimoine, ARCHIVES -- Dispositions générales », [En ligne], consulté le 19/11/2023, URL : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000032860025

Cette définition est extensive, au point qu'il devient difficile selon cette base, de définir le propre d'une archive, d'autant plus qu'actuellement, comme pour le champ médiatique en général, l'explosion de l'usage et des perspectives du numérique fait très largement augmenter la base documentaire et la quantité de sources d'archives.

Pour le Conseil national des Archives, une archive se distingue par quatre critères : son authenticité, sa fiabilité, son intégrité, et son accessibilité. Si un document présente ces qualités, il sera donc conservé comme trace, reflet de son contexte de production. La date de création du document n'a pas d'incidence sur son statut d'archive, mais la perception en est différente : une archive « courante » désignera un document fraîchement produit, donc sur un support potentiellement familier et dont la charge historique est encore limitée. En revanche, en passant de l'archive « intermédiaire » à la « définitive », le document acquiert petit à petit une qualité d'éloignement vis-à-vis de son contexte de production, et donc, dans le cas du design et de l'art, une dimension de témoignage historique du support et de la technique utilisée.

Michel Foucault considère l'archive comme un vaste espace théorique constitué d'énoncés :

« Par archive, j'entends d'abord la masse des choses dites dans une culture, conservées, valorisées, réutilisées, répétées et transformées. Bref toute cette masse verbale qui a été fabriquée par les hommes, investie dans leurs techniques et leurs institutions, et qui est tissée avec leur existence et leur histoire. Cette masse de choses dites, je l'envisage non pas du côté de la langue, du système linguistique qu'elles mettent en œuvre, mais du côté des opérations qui lui donnent naissance.»

Michel FOUCAULT, « La naissance d’un monde » (entretien avec J.–M. Palmier), Le Monde : supplément : Le Monde des livres, no 7558, 3 mai 1969, p. 8, (reproduit dans « La naissance d’un monde », Dits Ecrits, Tome 1, texte n°68)

Dans L'Archéologie du savoir, une double appréhension de la notion semble se dégager, qui tient compte de la difficulté à articuler le singulier et le pluriel du mot. Les archives, au pluriel, seraient les textes en eux-mêmes, dans leur dimension énonciative. L'archive singulière est, elle, « le système général de la formation et de la transformation des énoncés 1». De ce fait, ce que l'on choisit d'archiver est signifiant puisque cela contribue à valoriser, légitimer un énoncé que d'assurer sa conservation. C'est précisément la réflexion portée par un travail comme La vie des hommes infâmes, projet de livre jamais concrétisé pour lequel une préface fut rédigée par l'auteur. Il s'y serait agi de condenser des traces écrites de vies jugées « scandaleuses » par leur époque, celles d'hommes condamnés par la justice ou l'opinion populaire notamment. Elles y sont désignées comme :

« Toutes ces vies qui étaient destinées à passer au dessous de tout discours et à disparaître sans avoir jamais été dites n'ont pu laisser de traces - brèves, incisives, énigmatiques souvent - qu'au point de leur contact instantané avec le pouvoir »

Michel FOUCAULT, « La vie des hommes infâmes », Dits et écrits, tome III, Gallimard, 1994, p. 241

La question du lien signifiant entre archives et politique, du pouvoir de l'archive qui permet de figer les souvenirs d'une époque en n'en gardant que certaines traces, est essentielle. Le psychanalyste et psychiatre René Major, souligne bien les difficultés posées par le traitement contemporain, de plus en plus médiatique et informatisé, de l'archive :

« (...) une économie politique, elle--même libidinale, constituant une archive qui tend à tout capitaliser, y compris ce qui en conteste radicalement le pouvoir ou ce qui peut en ruiner l'immunité, est à même d'utiliser tous les moyens techno-scientifiques disponibles pour exercer une surveillance presque sans limite. (...) Il faudra bien prendre en compte les conséquences socio-juridico-politiques, état-nationales et mondiales, de ces transformations des techniques d'archivation, d'inscription, de reproduction, de déchiffrage des traces et de leur effacement. »

René, MAJOR, « Le trouble de l'archive depuis Freud », Sigila, vol. 36, no 2, Paris, Gris–France, 2015, p. 23-31, [En ligne]\, consulté le 26/10/23, URL : https://www.cairn.info/revue-sigila-2015-2-page-23.htm

2. De la langue d'origine au français

Le dictionnaire Littré de 1870 précise l'étymologie latine du mot, « archivum », elle--même issue du grec « τ α ́ α ̓ ρ χ α ι ̃ α » (ta arkhaia), signifiant la demeure des magistrats, puis par dérivation les pièces officielles du pouvoir. Les archives, au sens strict, ont une dimension probatoire : il s'agit de ce qui permet de revendiquer un bien. Leur origine grecque est significative, René Major rappelle notamment dans son travail « ce que souligne Derrida dès le début de son ouvrage Mal d'Archive, à savoir qu':

« Arché nomme à la fois le commencement, là où les choses commencent, l'origine vers laquelle se tourne le désir de savoir ou de mémoire, et le commandement, là où s'exerce l'autorité, là où les archontes de l'arkheion* grec étaient dépositaires et gardiens des documents officiels. Ils disposaient, quant aux archives qu'ils détenaient, du pouvoir de les interpréter. »

René MAJOR, op cit., p. 23-31

Cette étymologie pose donc la double question du lien entre archive, désir de contrôle et soumission des formes au logos ; et des limites de l'archivation, de plus en plus facilement repoussées aujourd'hui du fait de l'importance du numérique. Par ailleurs, le travail sémantique le plus notable de traduction de la notion d'archive émane directement de Freud. Celui-ci, pour intégrer la notion d'archive à ses théories, la penser et la déconstruire, s'est avant tout concentré sur le vocabulaire qui l'entoure. L'archive freudienne, en allemand, devient Niederschrift (inscription ou consignation), Verdrängung (refoulement ou répression), Unterdrückung (répression ou suppression)2. Ses diverses traductions du terme impliquent que toute archive suppose un retour du refoulé, un manque d'objectivité et une logique patriarcale de conservation.

La notion de mort présente dans l'idée d'archivage (ou non) se retrouve notamment dans la langue allemande et l'outillage notionnel freudien. Derrida analysait à ce sujet que :

« Freud était en mal d'archive. D'une part, il croyait au primat de la mémoire vive ; et d'autre part, il a découvert la pensée hypomnésique de l'archive, sa destruction irrémédiable, sous l'égide de la pulsion de mort. (...) En effet, le concept est une archive qui, comme toute archive, laisse une part d'impensé. La psychanalyse, nouvelle science de l'archive, n'est pas fondée sur la vérité du concept, mais sur un mouvement de traduction et de déchiffrement.* »

Pierre DELAIN, « Derrida : l'archive », sur le Derridex [En ligne], 2007, consulté le 20/11/2023, URL : <https://www.idixa.net/Pixa/pagixa--0704300851.html>

Dès lors, si l'on se fonde sur la pensée psychanalytique de l'archive, on peut avancer que dans le champ médiatique et artistique, l'archive est d'autant plus significative qu'elle émane directement de la psyché de l'artiste. En effet, la dimension sensible, subjective d'une œuvre, semble impliquer nécessairement une influence plus forte de l'inconscient sur l'objet archivé dans le cadre artistique.

3. Explication du concept et problématisation**

Ainsi, on voit que la mise en rapport de discours qui mettent progressivement en lien la notion d'archive avec l'archéologie, puis avec la psychanalyse et de manière plus contemporaine avec la révolution numérique, mettent à mal l'évidence première de la notion.

L'archive n'est pas uniquement, notamment dans le champ artistique, une « collection de documents anciens, classés à des fins historiques3 », puisqu'elle peut être un document de travail témoignant des actes d'un·e artiste, d'un·e galeriste, d'un·e collectionneur·euse : manuscrits, correspondances, fiches, notes... Elle peut être de formes multiples, dans est toujours un document réel, physique et localisé/localisable. La notion d'archivage, de « mise en archive », suppose un travail de sélection pour déterminer ce qui mérite d'être conservé. À l'origine, l'archivistique est une science des documents séculaires -- du moins destinés à le devenir, aux supports d'une infinie diversité. La multiplication des possibilités offertes par le numérique modifient la teneur de l'archivage : on a le désir d'archiver de plus en plus de choses, étapes successives de plus en plus nombreuses de travail compris, le phénomène étant grandement facilité par les outils virtuels. Le désir d'archiver des quantités astronomiques d'étapes, pour la sécurité hypothétique d'avoir accès à un document « un jour » est notamment davantage accessible au fur et à mesure du temps, du fait de la dématérialisation.

Le critère de l'âge des document est, selon cette acception, essentiel : or un travail définitionnel plus contemporain tendrait à mettre l'accent sur le fait que ces documents sont caractérisés par leur « non-usage ». L'importance de la finalité historique du document est ambivalente : son absence d'intérêt présent serait également ce qui justifie de le conserver avec soin. Dans cette mesure, l'avenir est essentiel dans la notion d'archive. Sa double finalité, à la fois valeur justificative du droit et documentation historique, en a longtemps fait un inverse théorique du livre. En effet, les livres sont écrits dans une finalité d'existence, comme des écrits dont la valeur réside dans le contenu ; tandis que la valeur d'une archive, en partie spatio-temporelle, résiderait plutôt dans la « trace » des actes politiques, économiques, administratifs... qu'elles constituent. Dans cette perspective, l'archive est une question sans cesse adressée à notre propre avenir : on archive pour autrui, pour la recherche, pour l'histoire et, en art, pour les usages éventuels de nos travaux.

D'après la neuvième édition du dictionnaire de l'Académie Française, le terme d'archives est toujours un substantif féminin pluriel, malgré la banalisation contemporaine notable de notions telles que l'« archive audiovisuelle/radiophonique », ou l' « image d'archive ». Le pluriel traditionnel est symptomatique de l'idée d'ensemble, d'accumulation logique en lien avec l'existence d'une personne physique ou morale. Marie--Anne Chabin estime que la caractéristique première de l'archive est d'être « support et preuve matérielle de l'action », s'inscrivant

« nécessairement dans un processus dont l'objectif est distinct des outils qui contribuent à son accomplissement. Son contenu est l'expression d'un fait, d'un projet, d'une requête, d'une décision et est indissociable de ce fait, de ce projet, de cette requête, de cette décision ».

Marie--Anne CHABIN, Je pense donc j'archive. L'archive dans la société de l'information*, Paris/Montréal, L'Harmattan, 1999, p. 4

Ce en quoi elle l'oppose :

« aux œuvres littéraires [nous pourrions ajouter « artistiques »] qui sont le produit et la finalité même de l'action de leur auteur. L'œuvre n'a pas vocation à prouver, elle a vocation à faire connaître, à diffuser les idées, la sensibilité, les connaissances qu'un auteur livre à un nombre X de ses concitoyens ou contemporains dont l'identité n'est pas définie à l'avance et est indépendante de l'œuvre elle--même : les lecteurs, les spectateurs [...]. »

Marie--Anne CHABIN, ibidem*

Dans le champ de l'art et du design, on soulignera qu'aujourd'hui, le GAAEL (Guide des Archives d'Artistes En Ligne) de l'Institut National d'Histoire de l'Art constitue une forme de patrimoine archivé collectif de la création, qui garde trace également des activités de gestion entourant nécessairement celle--ci. Marie-Anne Chabin avance ici l'idée que l'archive exclut forcément la création esthétique, dans la mesure où l'archivage est le résultat d'un processus où l'objectif se distingue des outils utilisés pour l'atteindre. Son contenu exprime un fait, un événement avéré, quand par opposition, l'œuvre quelle qu'elle soit, vise à diffuser une certaine forme, une idée, une sensibilité particulière et subjective. L'identité de son destinataire n'est pas pré--établie et elle est indépendante de l'œuvre en elle--même, ce qui l'oppose à l'archive, dont le but est de témoigner d'un acte :

« La pulsion d'archive, c'est un mouvement irrésistible pour non seulement garder les traces, mais pour maîtriser les traces, pour les interpréter. Dès que j'ai une expérience, j'ai une expérience de trace. Je ne peux pas réprimer le mouvement pour interpréter les traces, les garder ou non, donc pour constituer les traces en archives et pour choisir ce que je veux choisir.»

Jacques DERRIDA et al., Trace et archive, image et art, Bry--sur--Marne, archives INA Collège Iconique, 2014. p. 129.

Pour clore cette réflexion, on est tentés de renvoyer notre lectorat vers la plateforme Accidental Archivism. Sur la page d'accueil du site, on peut lire :

« Dans l'écologie des médias numériques, les archives évoluent. Artistes, conservateurs, critiques et universitaires se voient attribuer le rôle d\'archivistes accidentels. Ils façonnent l'avenir du cinéma en sauvegardant des sources précaires et en leur conférant une importance nouvelle. Ce faisant, le public du cinéma, un corps démocratique apparemment dispersé entre les plateformes et les niches au sein d'un monde post-pandémique, réapparaît en tant que force politique.[^13]».

Accidental Archivism, [En ligne], consulté le 04/012024, URL : https://archivism.meson.press/

Ainsi, la plateforme suggère - en prenant en compte les modifications ultra-contemporaines de nos modes de travail et d'archivage liées à la pandémie de Covid-19 qui a poussé à dématérialiser de plus en plus de choses - que l'archive se démocratise et se popularise. On entend ici la notion de populaire au sens extensif de ce qui relève de tout un chacun et pas seulement d'une frange initiée et favorisée de la population globale, ce qui continue et actualise les idées foucaldiennes exprimées dans la préface de Vie des hommes infâmes. Ainsi, à l'ère du numérique et de la montée en puissance des sciences qui s'intéressent à la minorité, à la marge, à ce qui jusqu'ici ne disposait pas de mémoires, l'archive se refonde et s'élargit ー on pense notamment ici à l'essor des Postcolonial Studies, ayant émergé durant les années 1980 aux Etats-Unis, qui constituent d\'après la chercheuse en Sciences humaines et sociales Djemaa Maazouzi une théorie

« qui étudie non seulement les œuvres d'auteurs issus des empires coloniaux [...] mais relit aussi des œuvres d'auteurs (canoniques) métropolitains [...] en s'intéressant aux discours et contre-discours de domination, de réfutation et de résistance.[^14] »

Maazouzi, DJEMAA, « Postcolonialisme », dans Socius : ressources sur le littéraire et le social, [En ligne], consulté le 05/01/2024, URL http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/54-postcolonial-isme

Lili Ithurralde M2 Dramaturgie, ENS de Lyon, supervisé par Occitane Lacurie, 2023-2024


  1. Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 177–179 

  2. Pierre DELAIN, op.cit. 

  3. Nous traduisons : « In the digital media ecology, archives are changing. Artists, curators, critics and scholars assume the role of accidental archivists. They shape cinema's futures by salvaging precarious repositories and making them matter in new ways. In the process, the cinema's public, a democratic body seemingly scattered about platforms and niches in a post-pandemic world, re-emerges as a political force. »