1. Définition
Le terme « autonomous design », que l'on peut traduire en français par « design autonome » ne figure pas dans les dictionnaires français d’usage courant. À partir de la définition élaborée par Arturo Escobar dans le corpus théorique de son œuvre, nous pouvons le définir comme : « Le design autonome, praxis de design ancrée dans les communautés1. »
L’absence de cette expression dans le dictionnaire est due à la relative nouveauté de son utilisation. Elle a été définie par Escobar en liant la théorie de l’autonomie, l’autocréation et l’autopoïèse proposée par Humberto Maturana et Francisco Varela dans le modèle de design de transition élaboré par l’École de Design Carnégie Mellon : le design autonome est conçu comme « une pratique spécifique et une autre façon de penser la relation entre le design, la politique et la vie2 ».
Cette notion peut être encore éclairée à partir des passages ci-dessous, repris du livre d’Escobar, Autonomie et Design :
« Au fondement de toute activité de design, on trouve la prémisse selon laquelle toute personne ou tout collectif est pratiquant de son propre savoir : c’est à partir de là qu’il faut examiner la manière dont les humains comprennent leur réalité. Ce principe éthique et politique est le socle de la communauté et du design autonome. »
« […] la situation idéale pour le design autonome, c’est lorsque le client, le designer, le preneur de décision et le garant du système sont une seule et même entité […], à savoir “la communauté” et ses organisations. »
Arturo ESCOBAR, Autonomie et design : la réalisation de la communauté, Toulouse, EuroPhilosophie Éditions, coll. Contre/Champs, 2020, chap. 6, par. 34-35 (nouvelle édition en ligne), consulté le 6 janvier 2022.
Selon ce point de vue, l’élaboration et problématisation du concept sont un acte politique en elles-mêmes, vu que Arturo Escobar considère que la construction d’un problème et de sa solution se font toujours de manière spécifique ; il ne s’agit pas de déclarations neutres sur la réalité. Le processus devient donc politique, précise Escobar, car « toute construction implique des décisions qui affectent singulièrement les personnes et les environnements3. » Selon son contexte, l’autonomous design est forcément engagé.
2. De l’anglais au français
La conception du terme autonomous design naît avec le projet théorique d’Arturo Escobar dans les années 2000 aux États-Unis – où l’auteur a fait la plupart de ses études – et à partir de son travail depuis les 1990 avec les communautés latinoaméricaines et surtout colombiennes qui luttent pour la revendication de leur autogouvernement. Pour autant, sa construction mélange l’espagnol et l’anglais. Les citations suivantes visent à mettre en valeur cette construction intralinguistique :
« We can recognize in this model the pillars of a design imagination centered on autonomy and the realization of the communal. Autonomía involves the articulation of the life project of the communities, centered on the Vivir Bien (the well-being of all, humans and nature), with the political project of the social movement, centered on the defense of the region-territory4. »
Arturo ESCOBAR, Autonomie et design : la réalisation de la communauté, Toulouse, EuroPhilosophie Éditions, coll. Contre/Champs, 2020, chapitre 6 par. 37 (nouvelle édition en ligne), https://books.openedition.org/europhilosophie/948?lang=fr consulté le 06 janvier 2022.
« [Autonomy-oriented design) [h]as as its main goal the realization of the communal, understood as the creation of the conditions for the community’s ongoing self-creation and successful structural coupling with their globalized environments. […] Privileges interventions and actions that foster nonliberal, non-State-centered, and noncapitalist forms of organization5. »
ESCOBAR, Arturo, Designs for the Pluriverse. Radical Interdependence, Autonomy, and the Making of Worlds, Chapel Hill, USA, ed. Arturo Escobar et Dianne Rocheleau, 2018, p. 186-188.
Le fait même de son origine bilingue et pratique souligne l’arrière-plan des communautés rurales et indigènes qui ont participé et aidé à développer cette notion. Les cultures qui ont mis en pratique le design autonome sont diverses. Pourtant, le fait de sa postérieure traduction démontre que ce concept n’appartient pas de manière exclusive à un contexte spécifique et qu’il peut être appliqué de façon pertinente ailleurs.
3. Explication et problématisation du concept.
Ce concept a été récemment conçu et travaillé par Escobar, ce qui pose d’abord le problème de n’avoir pas été suffisamment mis en question et débattu. Pourtant, l’origine des mots est claire dans son objectif de lier l’autonomie des communautés ethniques, rurales ou indigènes — leur liberté de se concevoir et de se faire — avec le champ du design. Sa définition a été abordée depuis le contexte des luttes pour la sauvegarde des territoires et cadres de vie de divers peuples et organisations locales. Ces luttes sont capables de nourrir une discussion ontologique autour du design en tant que construction de l’être par le biais de ses productions matérielles et intellectuelles. Il ne faut pas penser l’autonomie comme un enfermement ou isolement des communautés, par contre la notion vise à un dialogue égalitaire des savoirs.
Le design, en tant que méthodologie et outil de construction d’idées, d’objets et par conséquent, de mondes, peut-il se penser localement ? Il s’agirait de penser la création à partir et au sein des communautés qui mettent en œuvre leurs connaissances pour trouver leurs solutions contextuelles selon leurs besoins spécifiques, en ouvrant un cadre pour l’autodétermination et les projets autonomes.
Victor Papanek, dans la préface à son livre Design pour un monde réel — ouvrage qui est d’ailleurs cité par Escobar dans son travail — décrit un design qui « doit devenir un outil novateur, hautement créateur et pluri-disciplinaire, adapté aux vrais besoins des hommes6 ». En introduisant le mot ujamaa, mot qui synthétise cette volonté, Papanek défend aussi un travail qui doit être réalisé ensemble, « nous nous aidons mutuellement, sans colonialisme ni exploitation néocoloniale7 ».
La théorie du design, et sa pensée sur elle-même, renvoie à une pensée multiple, associant diverses origines et disciplines. Il ne s’agirait donc pas de la prédominance d’une discipline sur l’autre mais plutôt du dialogue qui en résulte. Comment faire du design, forcément engagé, dans d’autres mondes possibles au-delà des structures traditionnelles ? Arturo Escobar voit dans le design autonome (et dans l’autonomie comme force de base en général) un lien entre le vivre dignement comme projet de vie de l’individu et le projet socio-politique du territoire-région8. Selon lui, le design doit être un design ontologique, un design qui met l’être humain au centre car le créateur et aussi usager et vice-versa ; mais également un design de transition, entendu comme un outil pour le changement vers d’autres mondes possibles.
Laura-Andrea GONZÁLEZ-RÍOS, Anthropologue, Master 1 Esthétique, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2021-2022.
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Arturo ESCOBAR, Autonomie et design : la réalisation de la communauté, Toulouse, EuroPhilosophie Éditions, coll. Contre/Champs, 2020, chapitre 6 par. 34 (nouvelle édition en ligne), https://books.openedition.org/europhilosophie/948?lang=fr consulté le 06 janvier 2022. ↩
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Ibidem, par. 6 et 7. ↩
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Ibid., chapitre 6, par. 35. ↩
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« On a là les piliers d’une imagination sophistiquée du design autonome et communal. Dans ce cadre, l’autonomie se définit comme l’articulation du projet de vie des communautés – la bonne vie de tous, humains et nature, dans une conception très proche de celle du Buen Vivir — et du projet politique des mouvements sociaux — la défense du territoire-région. » Traduit par nos soins. ↩
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« [Le design d’orientation autonome] Se donne pour objectif premier la réalisation de la communalité, c’est-à-dire la création des conditions nécessaires à l’autocréation permanente de la communauté et à la bonne effectuation de son accouplement structurel avec un environnement qui semble de plus en plus globalisé. […] Privilégie des interventions et des actions en vue d’instaurer des formes d’organisation non patriarcales, non libérales, non fondées sur l’État et non capitalistes. » Traduit par nous. Cf. aussi : Arturo ESCOBAR, Autonomie et design : la réalisation de la communauté, Toulouse, EuroPhilosophie Éditions, coll. Contre/Champs, 2020, chapitre 6 par. 39 (nouvelle édition en ligne), https://books.openedition.org/europhilosophie/948?lang=fr consulté le 05 janvier 2022. ↩
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Victor PAPANEK, Design pour un monde réel, Paris, Mercure de France, coll. Environnement et société, trad. Miljön Och Miljonerna, 1974, p. 24. ↩
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Victor PAPANEK, Design pour un monde réel, p. 27. ↩
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Escobar explique plus cet enjeu de façon succincte par le biais des schémas, cf. p. 187 et 189 ; chapitre 6, § 37 et 40. ↩