1. Définition

« Arts purs » est un terme qui ne figure pas dans les dictionnaires d’usage courant, mais qui est employé par Bruno Munari pour désigner l’esthétique dépourvue de fonction définie. Si l’on coupe le terme en deux pour déterminer le sens de chaque mot dans un dictionnaire, « arts » (du latin ars, artis) signifie : « Chacun des modes d’expression de la beauté1 », et « purs » (du latin purus) signifie « un art, considéré hors de toute préoccupation pratique2 ». Il faut donc recourir à l’emploi du terme pour en comprendre le sens. Prenons deux exemples tirés de l’œuvre de Munari.

« Il était une fois les arts purs et les arts appliqués : les formes, d’inspiration divine, naissaient dans le secret des tours d’ivoire et les Artistes ne les dévoilaient qu’aux connaisseurs, sous forme de peintures ou de sculptures, uniques moyens de communication des anciennes formes d’art. Autour du Génie Artistique gravitaient d’autres génies mineurs qui assimilaient les formes pures et le Style du Maître et cherchaient à les diffuser en les appliquant à de vulgaires objets du quotidien. C’est ainsi que sont nés les objets “de style” et encore aujourd’hui le problème du Style est loin d’être résolu. » 

« La France, pays qui fut autrefois le berceau de l’art, utilise encore cette distinction entre arts purs et arts appliqués, et le design industriel, que nous appelons en Italie "design", s’appelle à Paris "esthétique industrielle", expression qui désigne les applications industrielles de styles inventés dans le cadre des arts purs. »

Bruno MUNARI, L’art du design, Paris, PYRAMYD, :T, 2012, p. 26.

On comprend au ton employé que les arts purs semblent relever d’une sorte de fantasme et que la création du concept traduit une forme de condescendance à l’égard des objets du quotidien nés, quant à eux, des « génies mineurs » : les designers. Munari évoque juste après l’« esthétique industrielle » chez les français pour révéler la distinction que les français font entre les trois éléments : arts purs, arts appliqués et le design industriel. Mais l’on saisit aussi que cette esthétique industrielle est entachée par le caractère fantasmé de l’art pur, contrairement à ce qui se passerait en Italie.

 

2. De l’italien au français et à l’anglais

Le terme « arts purs » se traduit de l’Italien « arte pura ». Cette notion est présente dans version originale du livre Arte Come Mestiere où l’on trouve les occurrences précédemment citées en français :

« Una volta esistevano l'arte pura e l'arte applicata; le forme nascevano nel segreto delle torri d'avorio grazie ad una ispirazione divina e gli Artisti le mostravano solo agli intenditori sotto forma di pitture o di sculture : unici mezzi di comunicazione delle vecchie forme d'arte. Attorno al Genio Artistico circolavano altri geni minori che assorbivano le forme pure e lo Stile del Maestro e cercavano di diffonderli applicandoli a volgari oggetti d'uso. Nascevano cosl gli oggetti "in stile" e ancora oggi questo problema dello Stile non e del tutto scomparso3 ».

« Specialmente in Francia, paese che un tempo fu la culla dell'arte, e ancora in uso questa distinzione tra arte pura e arte applicata e il disegno industriale, quello che noi diciamo design, a Parigi si chiama "esthétique industrielle" che vuol dire applicazione nel campo industriale degli stili inventati dalle arti pure4

Le passage de l’italien au français marque une différence avec l’emploi de arte au singulier en italien au lieu du pluriel arti, tandis qu’en français, le terme est toujours employé au pluriel, mais malgré cette nuance, le sens du terme reste le même.

 
De l’italien à l’anglais, « arts purs » se traduit par « pure art » :

« Once upon a time there was a pure art and applied art (I prefer to use these terms, rather than "fine" and "commercial", because "commercial art" does not really cover enough ground). At all events, forms were born in secret in ivory towers and fathered by divine inspiration, and Artists showed them only to initiates and only in the shape of paintings and pieces of sculpture: for these were the only channels of communication open to the old forms of art5. » 

« The distinction between pure art, applied art and industrial design is still made in France, a country that at one time was the cradle of living art. What we call design, the French call "esthétique industrielle", and by this phrase they mean the application to industry of styles invented in the realm of the pure arts6. »

Le passage de l’italien à l’anglais ne marque aucune différence et reste fidèle à la traduction du terme original. Le problème ne tient-il pas à ce que Bruno Munari traduit ce que nous appelons en France les beaux-arts (par opposition aux arts appliqués) par « art purs » ?

3. Explication et problématisation du concept

Munari évoque la notion d’« arts purs » afin d’éclairer sa notion du « design ». Il revient alors sur l’histoire pour expliquer au lecteur comment sont nés les objets « de style » qui, selon lui, posent un problème. Il critique l’« esthétique industrielle » des français qui fait toujours la distinction entre les arts purs, les arts appliqués et le design industriel7 . Pour mieux expliquer en quoi ces affirmations précédentes posent un problème pour lui, il donne l’exemple de la France qui conçoit « des lampes inspirées des formes abstraites, sans se soucier du fait qu’une lampe doit éclairer8 »; il révoque la conception des téléviseurs surréalistes, des tables dada, des meubles informels, qui ne se soucient pas du fait que tous ces objets ont une fonction bien précise9 . En effet, pour Munari, les « objets de styles » ressemblent à un « tableau romantique10 » , alors que tout objet conçu doit avoir en sa finalité une fonction bien définie. Ainsi, après avoir réfuté l’emploi des méthodes des chefs-d'œuvre du passé dans la conception d’objets, Munari présente ses convictions vis-à-vis du « design ». Il souligne le vrai rôle du designer « qui ne tient compte ni des styles ni des formes des arts purs »11 et le dissocie de l’artiste en s’appuyant sur l’idée qu’une sculpture pose des problèmes différents d’une carrosserie (par exemple). 

De plus, Munari renvoie « l'esthétique industrielle » à une époque révolue en s’opposant au discours des français qui, selon lui, évalue les objets selon le « charme des matériaux usés et l’équilibre des formes » (typique de la sculpture et du classicisme12). Et s’il critique, dans les années 1960, le sens de l’équilibre des chefs-d'œuvre du passé, l’harmonie, la beauté et les proportions, c’est qu’on les a défendus avant, notamment dans La Charte de l’esthétique industrielle et la Loi d’unité et de compositions initiées par l’industriel français Jacques Viénot. Pour Viénot, l’harmonie consiste en effet en la satisfaction des « lois d’équilibre statique ou dynamique dans les proportions, compte tenu des propriétés des matières employés13. » Il définit «l’esthétique industrielle » comme la science du beau dans le domaine de la production industrielle, alors que Munari met en avant le « design », parle de cohérence entre « forme et fonction, entre matériaux, possibilités de construction et coûts de production14 », et assure que la beauté de l’objet est la conséquence de sa structure logique, et non sa ressemblance avec une sculpture. Enfin, un désaccord de fond s’illustre dans les appellations telles que « stylistes industriels » employée par Viénot pour représenter le « designer » de Munari qui, effectivement, s’attache à réfuter le « Style ».

4. Illustration

Figure 1. Explication visuelle du terme « arts purs » en comparaison avec « l’esthétique industrielle » et le « design », Patricia LAYOUN  

 

Patricia LAYOUN, Master 1, « Design, Arts, Médias », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. https://dictionnaire.lerobert.com/definition/art, consulté le 15 décembre 2021. 

  2. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/pur/65122, consulté le 15 décembre 2021. 

  3. Bruno MUNARI, Arte Come Mestiere, Milano, Laterza, Universale Laterza, 1966, p. 30 ; Bruno MUNARI, L’art du design, Paris, PYRAMYD, :T, 2012, p. 26.   

  4. Bruno MUNARI, Arte Come Mestiere, op. cit. p. 30 ; Bruno MUNARI, L’art du design, op. cit., p. 26. 

  5. Bruno MUNARI, Design As Art, England, Penguin Books, Pelican Books, 1971, p. 15 ; Bruno MUNARI, L’art du design, op. cit., p. 26. 

  6. Bruno MUNARI, Design As Art, op. cit., p. 15 ; Bruno MUNARI, L’art du design, op. cit., p. 26. 

  7. Bruno MUNARI, L’art du design, op. cit. p. 26. 

  8. Ibidem. 

  9. Ibid. 

  10. Id. 

  11. Id., p. 38.  

  12. Id., p. 27. 

  13. « Lois de l’esthétique industrielle », dans Esthétique industrielle n°7, 1952. 

  14. Bruno MUNARI, L’art du design, op. cit., p. 27.