1. Définition

Le Dictionnaire de l’Image définit la culture visuelle comme : « un type de conditionnement social caractéristique du XXe siècle. En effet, si les arts et l’expression visuelle datent de la préhistoire de l’humanité, les techniques de reproduction, l’invention de la photographie au XIXe siècle, son développement mondial, l’apparition du cinéma, de la télévision, puis de l’image de synthèse ont fait du XXe siècle et du début du XXIe siècle des époques considérées comme celles de la civilisation de l’image, succédant à une civilisation de l’écrit. On considère que :

[…] l’époque contemporaine, par la multiplication des moyens de production, de reproduction et de diffusion des images, les propose et les impose à tous et partout, sans qu’il soit possible de leur échapper. […] En conséquence, on considère que les générations d’êtres humains nés dans un tel contexte culturel s’imprègnent, sans même le vouloir, de toute une expérience et de tout un savoir visuels qui déterminent le choix de leurs modes d’expression et de communication jusqu’à celui de leur mode de vie […]. C’est ce substrat culturel qui constitue, sans qu’on en connaisse pour autant encore tous les aspects ni toutes les implications, notre culture visuelle. »

Françoise Juhel (dir.), Dictionnaire de l’Image, Paris, Vuivert, 2006, p. 99.

Maxime Boidy propose aussi une définition en paraphrasant La Société du spectacle de Guy Debord :

« La culture visuelle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images1

Maxime Boidy, Les Études visuelles, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2017, p. 7.

Du fait de sa dimension relationnelle, le design est défini en termes de positionnement face à la société et ses objets2. Entre la pratique matérielle et l’idéologie qui la soutient, le design participe activement de la culture visuelle, tout en créant des manières de voir et des manières dont on est vu-e-s.

2. De la langue d'origine au français

L’expression est pour la première fois utilisée en allemand : visuelle Kultur, par le théoricien du cinéma Béla Bálazs et l’artiste rattaché à la Bauhaus Lászlo Moholy-Nagy dans les années 1920, afin d’expliquer les conséquences de la technique introduite par le cinéma et la photographie sur le champ du visuel3 :

« Kultur bedeutet die Durchgeistigung der alltäglichen Lebensmaterie, und visuelle Kultur müßte den Menschen in ihrem gewöhnlichen Verkehr miteinander andere und neue Ausdrucksformen geben. Das schafft die Tanzkunst nicht, das wird der Film schaffen 4. »

Béla Bálazs, Der sichtbare Mensch oder die Kultur des Films [1924], Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2001, p. 21.

Pourtant, c’est en anglais que le terme visual culture s’est développé, dans le champ des visual culture studies, avant d’être répandu dans l’aire francophone dans les années 2000 :

« Like history, visual culture is both the name of the academic field and that of its object of study. Visual culture involves the things that we see, the mental model we all have of how to see, and what we can do as a result. That is why we call it visual culture: a culture of the visual. A visual culture is the relation between what is visible and the names that we give to what is seen. It also involves what is invisible or kept out of sight. In short, we don’t simply see what there is to see and call it a visual culture5. »

Nicholas Mirzoeff, How to See the World, London, Penguin Books, 2015, p. 10.

« Visual culture is the visual construction of the social, not just de social construction of the visual. The question of visual nature is therefore a central and unavoidable issue, along with the role of animals as images and spectators6. »

W. J. Thomas Mitchell, « Showing Seeing », What do pictures want?, Chicago, The University of Chicago Press, 2005, p. 343.

3. Explication et problématisation du concept

Vingt ans après la parution du terme en allemand, la première occurrence française de « culture visuelle » date des textes de Jean Epstein sur les effets de la culture cinématographique en ce qui concerne les manières de percevoir le rythme et le mouvement :

« Ainsi, la culture cinématographique se manifeste aussi bien comme transformation des éléments et des modes de penser les plus simples et les plus communs, que comme modification d’arts et de techniques, de systèmes d’expression parmi les plus élevés. […] [L]e cinéma est […] un instrument privilégié, qui, comme la lunette ou le microscope, révèle des aspects de l’univers jusqu’alors inconnus. Si télescopes et microscopes ont rénové la culture humaine, en amenant à portée de vue soit l’infiniment grand et lointain, soit l’infiniment petit et proche, le cinéma, pour sa part, permet au regard de pénétrer le mouvement et le rythme des choses, d’analyser l’infiniment rapide et l’infiniment lent

Jean Epstein, « Culture cinématographique », Écrits sur le cinéma 1921-1953, t. 2, Paris, Seghers, 1975, p. 17-18.

Dans la lignée d’Epstein et à partir des travaux de Svetlana Alpers sur la Hollande du XVIIe siècle, Bruno Latour décrit les révolutions scientifiques à partir des modifications de ce qu’il nomme « les vues du monde7 », c’est-à-dire les manières dont une culture voit le monde, associées aux instruments de visualisation scientifique.

Malgré les articles d’Epstein et de Latour, l’introduction d’une pensée de la culture visuelle dans le panorama intellectuel français est issue du développement de la tradition anglo-américaine des visual culture studies. Dans les années 1990, le questionnement politique, sociale et épistémique suscité par l’accès, la production et la manipulation des images conduit à une réorganisation disciplinaire au sein des universitaires. Naissent ainsi la Bildwissenschaft en Allemagne et les visual culture studies (développées en Angleterre depuis les années 1950, et arrivées plus tard aux États-Unis). Tandis que la Bildwissenschaft s’enracinait dans la tradition allemande de l’histoire de l’art et se concentrait sur la dimension matérielle des dispositifs et les média ; les visual culture studies héritaient des cultural studies, gender studies et postcolonial studies8.

Au carrefour des disciplines susmentionnées, la culture visuelle propose une approche de la vision en tant que « ‘construction culturelle’ […] apprise et cultivée8 », tout en explorant la forme de « nos arrangements sociaux » à partir de notre condition d’« animaux regardants9 ». Aussi la dimension culturelle du design est-elle déterminante dans les propositions d’objets et de discours sur les objets, tout en répondant manifestement aux usages de manière à rendre le produit lisible pour les consommateurs10. Rattachés par des origines ancrées dans la reproductibilité technique11 et la production de masse dues à la révolution industrielle, la culture visuelle et le design ont été questionnés en termes d’agents d’oppression susceptibles d’être instrumentalisés politiquement. Face à la crainte généralisée d’une culture visuelle au service du pouvoir, W. J. T. Mitchell la situe à l’endroit où a lieu la rencontre avec l’Autre, où « la construction sociale du domaine visuel » se rejoue en « construction visuelle du domaine social12 ». De manière analogue, c’est dans cet espace relationnel et éthique que le design doit opérer en dehors des rapports de compétitivité du marché.

Le XXIe siècle a connu l’avènement de nouvelles configurations médiatiques issues des technologies numériques, telles que la réalité virtuelle (VR) et l’intelligence artificielle (IA), qui opèrent un déplacement des limites de la notion d’image, sa production et circulation13 Les frontières des disciplines constitués autour du visuel – l’histoire de l’art, les arts plastiques, le cinéma, le design, etc. – redéfinissent ainsi leurs contours lorsque les techniques de visualisation évoluent vers l’an-iconicité. Si « les médias déterminent notre situation14 », ainsi que l’organisation du « partage du sensible15 », la culture visuelle devient un champ indissociable des sciences sociales, depuis lequel le changement de fonction de l’appareil de production – des supports et des techniques –16 reste possible, « contre toute forme de standardisation de notre rapport à la technologie et d’appauvrissement de notre expérience sensible17 ».

Maritza Beatriz García Rodríguez, M2 Dramaturgies, ENS de Lyon, supervisée par Occitane Lacurie, 2023-2024


  1. Guy Derbord, La Société du spectacle [1967], Paris, Gallimard, 1992, p. 16. 

  2. « Il a une dimension communicationnelle essentielle, et témoigne notamment de postures spécifiques des créateurs sur la société et ses objets, d’une manière de concevoir le monde, de construire les usages. » Laurent Gervereau (dir.), « Design », Dictionnaire Mondial des Images, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2006, p. 294. 

  3. Voir Andrea Pinotti et Antonio Somaini, Culture visuelle, trad. Sophie Bourdet, Dijon, Les presses du réel, 2022, p. 20-29. 

  4. « La culture signifie la spiritualisation de la matière quotidienne de la vie, et la culture visuelle devrait donner aux hommes d’autres et nouvelles formes d’expression dans leurs relations habituelles. L’art de la danse n’y parvient pas, c’et le cinéma qui y parviendra. » Traduction de nos soins. 

  5. « Comme l'histoire, la culture visuelle est à la fois le nom d’un domaine académique et celui de son objet d'étude. La culture visuelle implique les choses que nous voyons, le modèle mental que nous avons tous de la façon de voir et ce que nous pouvons faire en conséquence. C'est pourquoi nous l'appelons culture visuelle : une culture du visuel. Une culture visuelle est la relation entre ce qui est visible et les noms que nous donnons à ce qui est vu. Elle concerne également ce qui est invisible ou caché de la vue. En somme, nous ne nous contentons pas de voir ce qu'il y a à voir et d'appeler cela une culture visuelle. » Traduction de nos soins. 

  6. « La culture visuelle est la construction visuelle du social, et pas seulement la construction sociale du visuel. La question de la nature visuelle est donc centrale et incontournable, ainsi que le rôle des animaux en tant qu'images et spectateurs. » Traduction de nos soins. 

  7. Bruno Latour, « Les ‘vues’ de l’esprit » [1985], Réseaux, vol. 5, no. 27, Questions de méthode, 1987, p. 86. 

  8. Voir Andrea Pinotti et Antonio Somaini, op. cit., p. 36-55. 

  9. Ibid., p. 346: « It is not just that we see the way we do because we are social animals, but also that our social arrangement take the forms they do because we are seeing animals ». 

  10. Voir Laurent Gervereau (dir.), op. cit., p. 294. 

  11. Voir Walter Benjamin, L'œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000. 

  12. W. J. Thomas Mitchell, op. cit., p. 351 : « And this means that ‘the social construction of the visual field’ has to be continuously replayed as ‘the visual construction of the social field’, an invisible screen or latticework of apparently unmediated figures that makes the effects of mediated images possible […] ». 

  13. Tandis que le « pictorial turn » (Mitchell) et l’« iconic turn » (Gottfried Boehm) défendaient une pensée de l’image indépendante du paradigme linguistique, les nouvelles technologies font recours d’une base linguistique sous laquelle a lieu l’archivage de fichiers. Voir Gottfried Boehm et W. J. T, Mitchell, « Pictorial versus Iconic Turn: Two Letters », Culture, Theory and Critique, nº 50, vol. 2-3, 2009, p. 103-121.Voir aussi Andrea Pinotti et Antonio Somaini, op. cit., p. 380-381. 

  14. Friedrich Kittler, Gramophone Film Typewriter, trad. Frédérique Vargoz, Les presses du réel, 2018, p. 29. Cité par Andrea Pinotti et Antonio Somaini, op. cit., p. 218. 

  15. Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique, 2000, p. 13-14. 

  16. Voir Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur », in Essais sur Brecht, Paris, La Fabrique, 2003, p. 122-144. 

  17. Andrea Pinotti et Antonio Somaini, op. cit., p. 226.