1. Définition

Le terme d’ « hétérotopie » fut inventé par Michel Foucault dans une conférence intitulée « Des espaces autres » en 1967 et il n’autorisera la publication de son texte qu’en 1984. Voici comment il définit le terme :

« Il y a également et ceci dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables . Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies. »

Michel, FOUCAULT, « Hétérotopies. Des espaces autres », Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 Mars 1967, dans Architecture, Mouvement, Continuité n°5, octobre 1984, p 46-49.

cf. https://foucault.info/documents/heterotopia/foucault.heteroTopia.fr/, consulté le 20 décembre 2023.

Une analyse détaillée de ce concept est proposée par Jean-François Staszak et Michel Lussault en 2003. Ils avancent une définition plus systématique des caractéristiques de l’hétérotopie et relèvent notamment six traits principaux :

« Les hétérotopies sont présentes dans toute culture sous des formes variées, selon qu’il s’agisse de sociétés primitives ou modernes. Une même hétérotopie peut voir son fonctionnement se modifier dans le temps. L'hétérotopie peut juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces eux-mêmes incompatibles dans l'espace réel. Au sein d'une hétérotopie existe une hétérochronie, à savoir une rupture avec le temps réel. Autrement dit, l'hétérotopie atteint son plein potentiel lorsque les hommes qui la font naître rompent avec la chronologie traditionnelle. L'hétérotopie peut s'ouvrir et se fermer, ce qui à la fois l'isole, la rend accessible et pénétrable. Les hétérotopies ont une fonction par rapport aux autres espaces des sociétés : elles sont soit des espaces d'illusion soit des espaces de perfection. »

Jean-François, STASZAK, Michel, LUSSAULT, « Hétéropie », Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, coll. Hors collection Histoire et Géographie, 2003, p. 452-453.

Ces deux définitions insistent sur le lien de parenté entre utopie et hétérotopie. Si pour Michel Foucault une hétérotopie est une utopie effectivement localisée et réalisée dans un espace réel de la société, Jean-François Staszak et Michel Lussault insistent à leur tour sur le fait que même si l’hétérotopie désigne un espace bien concret dans la société, elle reste fondamentalement un espace d’illusion.

2. Du grec au français

Forgé sur le grec ancien ετεροτοπία, eterotopía, composé de ἕτερος, héteros (« autre ») et de τόπος, topos (« endroit, lieu »), littéralement hétéro-topos signifie alors lieu autre.

Ce terme est traduit en anglais par « heterotopia » mais va prendre une autre acception dans les études culturelles américaines. Ces lieux autres vont avant tout être assimilés à des modes de vie différents. Les mouvements gay, féministe, queer, et ethnique reprendront par exemple le concept pour désigner désormais des espaces identitaires propres, la dimension spatiale sera moins importante alors qu’elle était la caractéristique principale de l’hétérotopie lorsqu’elle fut énoncée par Michel Foucault en France.

3. Explication

Michel Foucault invente le néologisme « hétérotopie » en étant sans doute influencé à la fois par les recherches sur la « pornotopie » de Steven Marcus et par les débats autour des utopies menés par les urbanistes et architectes français de son époque. L’hétérotopie constitue une localisation physique de l’utopie, elle est concrète, elle désigne un espace obéissant à d’autres règles mais restant à l’intérieur d’une société. Les hétérotopies sont donc en rupture avec les espaces traditionnels, ce sont des contre-espaces, des lieux où les normes morales qui régissent ailleurs dans la société sont suspendues, ce sont véritablement des utopies localisées (par exemple, des lieux provisoires ou des espaces temps cumulatifs qui se superposent et contiennent d’autres temporalités et d’autres espaces).

Dans Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia1, Paul B. Preciado analyse un type particulier d’hétérotopie, une hétérotopie sexuelle, localisée par exemple dans le manoir de Hugh Hefner. Ici, la présence du lit rotatif abolissant la séparation entre travail et loisir suffit pour que l’espace devienne une hétérotopie. Les individus qui entrent dans cette hétérotopie sexuelle voient leurs comportements se modifier, comme s’ils entraient dans une tout autre société. Plus généralement, il existe par exemple des hétérotopies dites domestiques, des hétérotopies collectives (lieux de culte, cimetière, musée, bibliothèques), des hétérotopies écologiques, ou encore plus récemment des hétérotopies technologiques.

4. Problématisation

Ce concept d’hétérotopie est intéressant pour la théorie du design car l’architecture et le design peuvent effectivement contribuer à produire de nouvelles formes d’hérétopies collectives. En tant que lieu localisable, les hétérotopies nécessitent des designers et des architectes. Si le designer a pour volonté d’initier de nouveaux comportements, de nouvelles règles, normes ou libertés au sein d'un espace, ce concept d’hétérotopie est donc intéressant pour lui.

Cette notion résonne notamment avec les enjeux contemporains du design. Dans Design and Evolution, Alain Findeli et Rabah Bousbaci expliquent que le design aujourd’hui n’est plus du design d’objet ni du design d’espace, mais doit devenir du design social. Cela commence à devenir le cas le plus souvent, le design ne mettant plus l’accent sur les choses à produire mais sur le service à rendre aux personnes. Ces auteurs posent la question de l’agir dans le bâtir. Ils indiquent que leurs propos s’apparentent à celui de John Broadbent qui distingue cinq éléments de méthodologie en design dont justement celui du design comme agent d’évolution des systèmes sociaux. Ainsi, le concept d’hétérotopie entretient donc un lien avec le designer qui souhaite agir sur la société via l’introduction de ses projets dans un espace.

De plus, Vilém Flusser, dans Petite philosophie du design, avait consacré une partie aux maisons, en mettant en avant le lien entre espace d’habitation et relations sociales. Vilém Flusser écrit : « Les designers et les architectes doivent penser désormais en termes non plus géographiques, mais topologiques : la maison non plus comme une caverne artificielle, mais comme une courbure du champ relationnel humain2 ». Précisément, le propre des hétérotopies est qu’elles ont un effet sur le type de relations qui y prend place, elles ont donc tout à gagner à s’appuyer sur le design qui est quant à lui « un effet qui advient dans un espace3» pour reprendre les mots de Stéphane Vial. Ainsi, si une hétérotopie a pour effet d’engendrer de nouvelles normes de comportement, le designer pourrait par exemple s’inspirer de ce concept aujourd’hui dans une visée écologique.

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Figure 1. Hétérotopies, Sasha Bourdon

Sasha BOURDON, Master 1 « Esthétique » Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.


  1. PRECIADO, Beatriz, Pornotopie. Playboy est l’invention de la sexualité multimédia, Paris, Flammarion, coll. Climats, Serge MESTRE Beatriz PRECIADO, 2011. 

  2. FLUSSER, Vilém, Petite philosophie du design, Paris, Circé, coll. Essai, traduit de l’allemand par Claude Maillard, 2002, p. 84. 

  3. VIAL, Stéphane, Court traité du design, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2014, p.39.