1. Définition
Définie dès 1751, dans la première édition de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la notion de « continuité » désigne, chez les scolastiques, la cohésion immédiate des parties d’un même tout. Une continuité, pouvant être physique, elle est décrite comme « l’état de deux ou plusieurs parties, dans lequel elles paraissent adhérer ou former un tout non interrompu ou continu, ou entre lesquelles nous n’apercevons aucun espace intermédiaire. »
https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition/continuite (consulté le 05/11/2021)
Cette définition perdure au XXIe siècle pour sa précision quant au caractère non interrompu de plusieurs parties, formant un tout par liaison.
Le concept de continuité est en effet exploité à de nombreuses reprises dans le propos d’Álvaro Siza, notamment dans Imaginer l’évidence, pour ses apports vis-à-vis de la conception d’espace ou même de projet. Un terme qu’il utilise, en premier lieu, pour notifier son aspiration à lier l’architecture aux espaces naturels environnants :
« Cette idée de continuité — étant bien entendu qu’elle peut être riche en dissonances sans jamais cesser l’être —, traverse aujourd’hui une crise. Les lieux naturels manquent de plus en plus d’air et il importe peu que l’architecture ait un sens comme de sa relation avec la nature. »
SIZA, Álvaro, Imaginer l’évidence, Marseille, Parenthèses, préfacé par Vittorio Gregotti suivi de Marc Barani, traduit du portugais par Dominique Machabert, 2012, p. 35.
Dans un second temps, Álvaro Siza relie ce concept de continuité à l’ensemble du design, dans son besoin de toujours inventer plus, sans tirer profit de ce qui est déjà là et qui a été actuel fut un temps. Il écrit :
« Cela relègue au second plan, au point de s’en priver, la continuité et ce qu’elle charrie : les instruments de l’architecte, l’information, la connaissance… Il n’y a pas au monde que l’actualité, mais ce qui la précède, ce qui a été d’actualité, un jour, qui fait un passé et qui ne doit pas pour autant être ignoré.»
SIZA, Álvaro, Imaginer l’évidence, Marseille, Parenthèses, préfacé par Vittorio Gregotti suivi de Marc Barani, traduit du portugais par Dominique Machabert, 2012, p. 142.
Jean-Luc Vinot, designer graphique et enseignant-chercheur au sein de l’ENAC1, et Stéphane Conversy, professeur à l’ENAC lui aussi, explorent à leur tour l’idée-force de continuité en soulignant :
« Il (l’architecte) construit la continuité d'un dispositif spatial en articulant des relations de passages, ouvertures et circulations internes, en connexion avec les espaces externes, et s'adaptant au contexte et à l’environnement : conditions climatiques, topologiques, d’orientation au soleil, mais aussi historique, social ou d’usage. »
VINOT, Jean-Luc et CONVERSY, Stéphane, La continuité, une idée-force de design pour l’architecture graphique des systèmes interactifs, 27ème conférence francophone sur l'Interaction Homme-Machine, 2015, p. 3.
Le concept de « continuité », à travers ces occurrences, met en lumière la connexion qui doit se créer entre ce qui est déjà-là et ce qui va exister. Un mode de conception qui se base sur la prise en considération de tous les éléments présents, naturels ou non, pour penser un projet.
2. Du portugais au français
Si l’on compare cette traduction avec la langue natale d’Álvaro Siza, le portugais, soit la langue originelle du propos2, on sera amené à lire le terme continuidade. Pour exemple, Luciano Margotto Soares étudie, en se référant à l’architecture d’Álvaro Siza, la notion de continuité :
« Entretanto, a relação entre interior e exterior é muito forte em todos os três edifícios e, talvez, em toda a obra de Siza. Esta percepção é obtida através do prolongamento das visuais, da continuidade dos materiais dentro e fora, de desníveis percorridos sobre rampas e escadas etc., ou seja, de outros elementos que servem como elos entre interior e exterior com tal ênfase que, ao final, torna-se difícil determinar a onda começa e em que esta ligação consiste3. »
MARGOTTO, SOARES, Luciano, A arquitetura de Álvaro Siza : três estudos de caso, Faculté d’architecture et d’urbanisme São Paulo, Mémoire de maîtrise, sous la direction de Dario Montesano, 2001, p. 131.
3. Explication du concept
Selon cette acceptation du terme, la continuité paraît cruciale pour permettre au projet architectural de s’ancrer dans une temporalité et au travers d’un site, tous deux bien précis. Elle implique un respect de traditions et de mémoires, propres à chaque lieu, qu’elles soient institutionnelles, historiques ou encore topographiques. La notion de continuité permet la prise en considération et le respect de l’existant, non pas pour le laisser de côté (amenant une rupture), mais pour le valoriser dans la conception du projet. Cette appréhension du projet, à travers le concept de continuité, permet de tirer parti des qualités de l’environnement ainsi que du contexte, qu’elles soient matérielles ou symboliques.
Une réflexion esthétique liée à ce concept évoque ainsi une adaptation au lieu d’implantation permettant, de manière fluide, l’imbrication entre temps et espace. La continuité connecte ce qui est déjà-là à ce qui va se dresser par la suite. Ici, on ne peut pas faire table rase de ce qui est déjà présent : au contraire, il faut l’exploiter, en tirer profit pour créer le lieu le plus adéquat à cet emplacement précis, dans la continuité de son environnement. C’est une rencontre entre deux dessins, un naturel déjà présent, puis un nouveau, qui viennent se superposer pour n’en créer qu’un.
Autrement dit, et au regard du prisme du design, non pas que spatial, le concept de continuité met également à l’honneur le passé en tant que porteur de sens, de valeur voire de symbolique. Le parfait équilibre, pour tout mode de pensée et de conception, réside dans la prise en considération de tous les facteurs déjà présents comme les outils, l’environnement, les connaissances.
4. Problématisation
Pour Álvaro Siza, il faut adopter une attitude bien précise face au projet : la tradition doit être au cœur de la réflexion. Cette continuité se fait par la prise en compte de la topologie, de l’artisanat et des matériaux locaux par exemple.
Cependant, comme Walter Benjamin le souligne au début du XXe siècle, nous sommes plongés dans une ère en rupture avec la tradition4. La modernité, de par son apparition, constituerait le point de non-retour à partir duquel la tradition ne peut plus nous atteindre. En conséquence, le passé ne pourrait donc plus faire autorité et ainsi laisser sa place à un présent vague et indécis. Notre contexte actuel pourrait laisser entendre qu’on ne tend à accorder de l’importance et de la visibilité qu’aux éléments nouveaux, technologiques. Álvaro Siza souligne d’ailleurs « Je trouve que la tendance actuelle — qui n’est pas nouvelle — consiste à n’avoir d’yeux que pour la nouveauté considérant par-là, peut-être, que l’actualité n’a pas d’histoire5. » Pourtant, cette actualité découle bien d’un environnement passé, qui par sa présence a permis d’élaborer de nouveaux modes de pensées, techniques, outils…
Pour faire face à ce phénomène, Álvaro Siza apporte une solution possible à l’égard d’une nouvelle ère où les nouvelles techniques semblent prendre le dessus. Il propose ainsi un mode de pensée et de perception alternatif qu’il décrit comme la redécouverte de l’évidence6. En effet, pour Álvaro Siza la tradition n’induit pas obligatoirement une posture passéiste. Il ne met pas de côté les nouvelles technologies, il invite à une reconsidération de ce qui est déjà présent. L’évidence est ainsi un outil permettant de lier modernité et tradition par l’adoption d’une pratique libre et décomplexée de nos outils.
Marina RICCI, Master 2 « Design, Arts, Médias », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
-
L’École Nationale de l’Aviation Civile. ↩
-
Le livre Imaginer l’évidence est une parution et traduction de bandes sonores et textes originaux non consultables dans un ouvrage référencé. Sa première édition, sous langue italienne, ne stipule aucune traduction antérieure d’un possible ouvrage portugais. ↩
-
Une traduction, révisée par mes soins, donne : « Cependant, la relation entre l'intérieur et l'extérieur est très forte dans ces trois bâtiments, et peut-être dans toute l'œuvre de Siza. Cette perception est obtenue grâce à la prolongation des visuels, à la continuité des matériaux à l'intérieur et à l'extérieur, aux dénivelés traversés par des rampes et des escaliers, etc., en d'autres termes, à d'autres éléments qui servent de liens entre l'intérieur et l'extérieur avec une telle emphase que, finalement, il devient difficile de déterminer où commence la vague et en quoi consiste ce lien. » ↩
-
BENJAMIN, Walter, Expérience et pauvreté suivi de Le conteur et La tâche du traducteur, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », préfacé par Élise Pestre, traduit de l’allemand par Cedric Cohen Skalli, 2011. ↩