1. Définitions
Le Trésor de la Langue Française, à l’entrée « homo » (substantif masculin), nous indique qu’il s’agit d’abord d’un terme d’ethnologie et de paléontologie qui renvoie au « genre homo[, ]genre de primates auquel appartient l’homme », puis à un individu de l’espèce humaine. Dans la seconde partie de l’article, la définition se précise si elle se trouve déterminée par un adjectif latin, auquel cas cet adjectif « évoque la caractéristique qui distingue, qui marque un progrès d’une race ou d’une société autre ». Et immédiatement de donner l’exemple d’homo faber, défini par « homme ouvrier ».
CNRTL (TLFi), Homo, [En ligne], Consulté le 13 novembre 2023, URL : https://www.cnrtl.fr/definition/homo
Le dictionnaire Larousse en ligne donne pour la locution homo faber la définition suivante :
« Chez Bergson, désigne l’homme maître de la technique, appliquant son intelligence à la “fabrication”. »
Dictionnaire Larousse [En ligne], consulté le 13 novembre 2023, URL :
https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/homo_faber/10910481
Remarquons d’abord la tension induite par la juxtaposition du terme d’homo, qui renvoie au caractère de l’être humain en tant qu’espèce, à celui de faber, qui, en rappelant ses capacités techniques, le sort du règne de la nature. D’emblée, également, l’homo faber se distingue de termes similaires – homo sapiens en premier lieu, qui est le taxon de notre espèce – par sa qualité de concept philosophique : Bergson est immédiatement cité par le Larousse, et il en va de même pour le bref article Wikipédia portant sur cette notion1.
Le terme apparaît en effet dans L’Évolution créatrice dans un mouvement de redéfinition de l’intelligence de l’espèce humaine, laquelle ne se trouverait pas dans les idées – que le temps effacera – mais dans les inventions :
« Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication. »
Henri, BERGSON, L’évolution créatrice, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 1941 (2016), p. 140
Lier l’homo faber à une réflexion sur le design, c’est donc articuler invention technique et pensée esthétique dans la (re)création d’un objet, en en soulignant bien la nature « fabriquée ». On peut, à cet égard, évoquer le concept d’Art faber, qui entend regrouper sous ce terme, de façon rétroactive, les œuvres d’art « qui racontent les mondes économiques autant qu’elles les façonnent2 » : on peut penser au Chant du Styrène d’Alain Resnais et Raymond Queneau, à la fois mise en scène artistique de la fabrication du plastique et, en tant que film de commande pour Pechiney, révélateur de l’influence des arts sur l’image d’une entreprise, et, de là, sur ses choix3.
2. De la langue d'origne au français
Homo faber est un terme latin qui n’est pas traduit d’une langue à l’autre.
On peut trouver deux explications à cela : la première, déjà évoquée, est celle de l’homologie avec le terme scientifique renvoyant à notre espèce, et est celle que retient Bergson lorsqu’il fait ressurgir le terme dans le champ philosophique du XX^ème^ siècle.
Pour autant, s’il l’a remobilisé, ce n’est pas Bergson qui a créé ce terme : d’après le Wikipédia anglophone, sa première occurrence se retrouve dans les Sententiae du politique et homme de lettres romain Appius Claudius Caecus (mais sans source à l’appui). Concrètement, le texte duquel serait extraite cette citation est douteux et les spécialistes divergent sur son exactitude ; on peut néanmoins se référer à l’édition établie par Léon Hermann :
« \< unus > est \< homo > suae quisque faber fortunae. »
[« L’homme est le fabricant de sa propre destinée »]
Léon, HERMANN, « Les « Sententiae » d’Appius Claudius Caecus », dans Hommages à Jean Bayet, Bruxelles-Berchem, Latomus Revue d’études latines, volume LXX, 1964, p. 257
Dans les faits, ce n’est pas tant l’origine exacte du terme qui importe que l’héritage humaniste que le latin charrie, faisant de l’homo faber un des concepts qui permet de placer l’homme au centre de l’univers et de le sortir de sa nature. Hannah Arendt, reprenant en anglais cette notion dans Condition de l’homme moderne, lui apporte cet enrichissement fondamental qu’est l’idée d’œuvre (work).
« The work of our hands, as distinguished from the labor of our bodies – homo faber who makes and literally “works upon” as distinguished from the animal laborans which labors and “mixes with” – fabricates the sheer unending variety of things whose sum total constitutes the human artifice. 4 »
Hannah ARENDT, The Human Condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958 (1998), p. 136
3. Explication du concept
Dans la philosophie de Arendt, l’homme est un être toujours conditionné, par la nature comme par tout objet qu’il crée. Sa vita activa est fondée sur le travail, sur l’œuvre et sur l’action, dans cet ordre. L’œuvre est l’activité par excellence de l’homo faber, et renvoie à la non-naturalité de l’existence humaine (l’opposant de ce fait au seul « travail » de l’animal laborans) : la production doit d’abord faire advenir un monde d’objets régis par une logique de fins et de moyens, et non simplement aider le processus vital. C’est cela qui permet à l’humanité d’avancer dans de nouveaux âges, comme le relevait Bergson avec la machine à vapeur. Mais, si l’œuvre permet d’extraire homo faber de sa première condition, elle le conditionne à nouveau par une automatisation grandissante où priment les machines. L’œuvre de l’homo faber est prise de part en part dans une perspective utilitariste : il s’agit d’abord de créer des objets d’usage, qui pourront être constamment remplacés.
Pour Arendt, cette façon de penser en fins et en moyens est absurde du fait qu’elle est infinie et que cette infinité risque, de plus, de mener l’homme à un sentiment de démesure. Parce que l’on fabrique d’abord des objets d’usage, « le produit fini devient un moyen », et parce que l’homo faber se sert de ces objets pour accomplir ses fins, « l’instrumentalité productive et limitée de la fabrication se change en instrumentalisation illimitée de tout ce qui existe5 ». Homo faber est donc une notion problématique portant en elle le péril « anthropocentrique » de le considérer comme le stade suprême du développement humain.
4. Problématisation
La critique de l’homo faber qui ne l’envisage que sous son rapport à l’utilité est tributaire d’une pensée parnassienne selon laquelle « il n’y a vraiment de beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoutants »6. Selon Arendt, l’automatisation a écarté la possibilité que les produits « fabériens », de plus en plus conçus par des machines, le soient selon l’idée humaine de beauté : on fabrique des produits qui accomplissent certaines fonctions fondamentales, mais dont la forme sera avant tout déterminée par la machine7. Invoquer homo faber et effectuer une dichotomie, d’ailleurs assez arbitraire, entre travail et œuvre, permet à Condition de l’homme moderne de pointer le danger de l’aliénation dans sa critique de la modernité, sans recourir à la pensée de Marx dont l’autrice critique la trop grande place laissée à la subjectivité. La référence à l’espèce induite par le taxon permet de naturaliser le produit-œuvre et d’opérer un déplacement matérialiste de l’aliénation. Ce n’est plus qui possède le produit mais bien la qualité du produit qui prime, notamment en termes de pérennité et de durée : il y a aliénation par la prééminence grandissante de la consommation qui conduit les objets créés par l’œuvre d’homo faber à disparaître aussi rapidement que les produits du travail de l’animal laborans.8
Penser homo faber dans le cadre du design pourrait peut-être résoudre en partie la tension entre utilitarisme (machinisme ?) et beauté (et pérennité). Certes, la fonction première du design est de répondre à des besoins, de fabriquer de nouveaux objets, retrouvant, en cela, la destination de l’homo faber, mais sa part artistique héritée de la pensée du Bauhaus articulant intrinsèquement beau et utile redonne toute sa place à un travail esthétique sur la forme, sans sacrifier la fonction de l’objet.
L’idée d’un « art faber » va dans ce sens, et théorise inversement un mouvement artistique qui traverserait les époques dans lequel « s’inspirer des mondes économiques [serait] perçu par les artistes comme un véritable défi esthétique9 ». Passant outre la dichotomie entre l’art mineur que serait l’artisanat, voire entre ce qui n’est quasiment pas considéré comme un art, l’industrie, et les arts majeurs que seraient les Beaux-Arts, cette redéfinition de l’homo faber comme ayant aussi un sens esthétique trouverait dans le design un possible accomplissement.
Louis Rubellin, pré-master Lettres modernes à l’ENS de Lyon, supervisée par Occitane Lacurie, 2023-2024.
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https://fr.wikipedia.org/wiki/Homo_faber_(philosophie) ([en ligne] Consulté le 13 novembre 2023) ↩
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Lourdes, ARIZPE, Jérôme DUVAL-HAMEL, Collectif de l’Art faber, Petit traité de l’Art faber, Arles, Actes Sud, 2022, quatrième de couverture ↩
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Ibid., p. 73 et p. 119, sqq. ; pour le film : https://www.youtube.com/watch?v=lG1hZyQUF6Y ([en ligne] Consulté le 5 janvier 2024) ↩
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« L’œuvre de nos mains, par opposition au travail de nos corps – l’homo faber qui fait, qui « ouvrage » par opposition à l’animal laborans qui peine et « assimile » –, fabrique l’infinie variété dont la somme constitue l’artifice humain. » (traduction Georges Fradier, 1961) ↩
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Hannah, ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, Le Livre de Poche, 1961 (2018), p. 273 ↩
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Théophile, GAUTIER, Préface de Mademoiselle de Maupin, Paris, Flammarion, coll. Littérature et civilisation, 1834 ↩
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Hannah, ARENDT, op. cit., 1961, p. 265 ↩
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Jennifer, RING, « On Needing Both Marx and Arendt: Alienation and the Flight from Inwardness », Political Theory, vol. 17, n°3, 1989, p. 432-448 (en ligne : https://doi.org/10.1177/0090591789017003004).
L’article affirme qu’il ne faut pas choisir entre Arendt et Marx et que les deux théories se retrouvent plus que l’on ne peut s’y attendre : leurs limites respectives se trouvent complétées par les apports de l’autre. Parmi les limites en question, celle de la frontière exacte entre homo faber et animal laborans, le travail du second étant nécessaire à l’œuvre du premier (le maçon nécessaire à l’architecte). ↩
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Lourdes, ARIZPE, Jérôme Duval-Hamel, Collectif de l’Art faber, op. cit., p. 70. ↩