1. Définition
« Machines inutiles » est un terme qui ne figure pas dans le dictionnaire, mais qui est employé par Bruno Munari pour désigner des assemblages d’éléments qui ne remplissent pas de fonctions définies. Si on coupe le terme en deux, le mot machine (du latin machina) désigne « un appareil ou un ensemble d’appareils capable d’effectuer un certain travail ou de remplir une certaine fonction, soit sous la conduite d’un opérateur, soit d’une manière autonome1. » ; tandis que le mot inutile (du latin inutilis) signifie « qui ne sert à rien, qui n’apporte rien, qui est superflu2 ». Au regard de ces définitions, « machines inutiles » se donne comme un oxymore. Il faut donc recourir à l’emploi du terme pour le comprendre. Prenons des exemples.
« L’appellation “machines inutiles“ se prête à de nombreuses interprétations. Selon moi, ces objets s’apparentent à des machines, car ils se composent de nombreuses pièces mobiles reliées entre elles et car le fameux levier (qui n’est autre qu’une barre de fer, de bois ou d’un autre matériau) est une machine, malgré son caractère basique. Elles sont inutiles, car contrairement aux autres machines, elles ne produisent pas de biens de consommation matériels, n’éliminent pas la main-d’œuvre, n’augmentent pas le capital.»
Bruno MUNARI, L’art du design, Paris, PYRAMYD, :T, 2012, p. 15.
« Presque tous possédaient l’une de mes machines inutiles, mais accrochée dans la chambre des enfants, sans doute, car cet objet était ridicule et dérisoire, alors qu’au séjour trônaient des sculptures de Marino Marini et des tableaux de Carrà et Sironi. »
Bruno MUNARI, L’art du design, Paris, PYRAMYD, :T, 2012, p. 9.
On comprend que Munari considère un objet conçu comme machine lorsque cet objet est composé par des éléments mobiles et doté d’un certain mécanisme. Il le considère inutile parce qu’il est loin d’être un produit de consommation et de profit, tout en étant pas tout à fait l’égal d’une œuvre d’art. En somme, Munari introduit avec cette notion de « machines inutiles » sa théorie sur le statique et le mouvement : il compare ses mobiles et les œuvres d’art de son époque.
2. De l’italien au français et à l’anglais
Le terme « machines inutiles » est la traduction française du mot « macchina inutile » que l’on trouve dans la version originale du livre Arte Come Mestiere de Munari. L’on peut donc reprendre les occurrences traduites ci-dessus.
« Il nome « macchina inutile » si presta a molte interpretazioni. Nell'intenzione dell'autore, questi oggetti erano da considerate come macchine perche fatti di varie parti che si muovono, collegate tra loro e poi anche perche la famosa leva (che altro non e che una sbarra di ferro o di legno o di altro materiale) e una macchina, sia pure di primo grado. Inutili perche non producono, come le altre macchine, beni di consumo materiale, non eliminano manodopera, non fanno aumentare il capitale3. »
« Quasi tutti ebbero in casa loro una mia macchina inutile che tenevano pero in camera dei bambini, proprio perche era una cosa ridicola e da poco, mentre in soggiorno tenevano sculture di Marino Marini e pitture di Carra e Sironi4.»
Le passage de l’italien au français reste fidèle à la traduction originale du livre et ne change rien au terme traité « machines inutiles ».
De l’italien à l’anglais « machines inutiles » se traduit par « useless machines » :
« The name ‘useless machine’ lends itself to many interpretations. I intended these objects to be thought of as machines because they were made of a number of movable parts fixed together. Indeed, the famous lever, which is only a bar of wood or iron or other material, is nevertheless a machine, even if a rudimentary one. They are useless because unlike other machines they do not produce goods for material consumption, they do not eliminate labour, nor do they increase capital5. »
« Nearly all of them had one of my useless machines at home, but they kept them in children’s rooms because they were absurd and practically worthless, while their sitting-rooms were adorned with the sculpture of Marino Marini and paintings by Carrà and Sironi6. »
Le passage du terme « machines inutiles » de l’italien à l’anglais change avec l’introduction du mot « useless » qui veut bien dire « inutile » comme l’Italien et le français, mais dont l’étymologie du mot change : « Use » provient du latin usus qui renvoie à « Employment » en anglais et qui se traduit par « Emploi » en français. « Less » provient de l’Anglais ancien leas qui veut dire « free (from) » et qui se traduit en français par « moins ». Les machines inutiles sont devenues des machines « inemployées », ce qui ne rend peut-être pas tout à fait compte du fait qu’elles ne pouvaient pas être employées étant, par nature, dépourvue de fonction, c’est-à-dire inutiles...
3. Explication et problématisation du concept
Vers 1933, Bruno Munari conçoit les « machines inutiles » qui constituent un ensemble d’éléments d’origine géométrique. Ces éléments forment un équilibre harmonique, et sont suspendus par des fils de soie qui tournent sur eux-mêmes et entre eux. Ces «machines inutiles » sont des machines mobiles, que Munari conçoit en utilisant le bois, le verre soufflé, une barre de fer et les fils de soie. Il s’inspire des formes figurantes dans les tableaux abstraits, notamment ceux de Kandinsky, mais au lieu de les mettre dans le cadre d’un tableau, il les libère et les suspend reliées les unes aux autres, pour échapper au statique de la peinture et de la sculpture, et être plus proche de notre atmosphère qui est réellement adaptée au mouvement.
Munari considère ces machines comme inutiles, « car contrairement aux autres machines, elles ne produisent pas de biens de consommation matériels, n’éliminent pas la main-d’œuvre, n’augmentent pas le capital7. » Pour expliquer d’avantage la raison pour laquelle Munari considère ces machines comme inutiles, il nous renvoie à l’époque Novecento, où il a créé ces « machines inutiles ». Ce mouvement artistique Italien du XXème siècle était à son apogée, et « face à une peinture de Sironi, qui respire le génie à l’état pur8 », les créations de Munari étaient des objets « dérisoires » et «ridicules ». Ses amis ne les utilisaient pas et les accrochaient dans la chambre de leurs enfants, en donnant plus d’importance aux chefs-d'œuvre des artistes du Novecento qu’ils plaçaient dans leur au séjour9.
Mais malgré le fait que Munari trouve ces machines inutiles et sans fonction clairement définie, « certains observateurs estiment au contraire qu’elles sont extrêmement utiles, car elles produisent des biens de consommation spirituels (images, sens esthétique, éducation du goût, informations cinétiques, etc10.) » Cette idée de « biens de consommation spirituels » n’est pas sans rapeller la « Loi de Satisfaction » de l’industriel français Jacques Viénot dans « La Charte de l’esthétique industrielle11 ». Selon cette loi, la beauté du fonctionnement de l’objet, « frappe tous nos sens : non seulement la vue, mais l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût12. » Ainsi, on voit que même si Munari critique dans son livre « l’esthétique industrielle » des français, il partage aussi quelques points en communs avec leurs concepts.
En somme, la notion de « machines inutiles » que Munari utilise pour débuter son livre L’art du design sert comme introduction aux théories qu’il va développer après sur le « design » et son positionnement vis-à-vis de l’art et l’esthétique. Cette notion nous donne aussi un aperçu sur le personnage de Munari, en évolution permanente avec ses créations et par rapport à son époque.
4. Illustration
Figure 1. La machine Inutile de Munari avec les faces mobiles en recto-verso, Patricia LAYOUN
Patricia LAYOUN, Master 1, « Design, Arts, Médias », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
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https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/machine/48332, consulté le 12 décembre 2021. ↩
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https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/inutile/44050, consulté le 1é décembre 2021. ↩
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Bruno MUNARI, Arte Come Mestiere, Milano, Laterza, Universale Laterza, 1966, p.15 ; Bruno MUNARI, L’art du design, Paris, PYRAMYD, :T, 2012, p. 26. ↩
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Bruno MUNARI, Arte Come Mestiere, op. cit., Milano, Laterza, Universale Laterza, 1966, p. 7 ; Bruno MUNARI, L’art du design, op. cit., p. 9. ↩
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Bruno MUNARI, Design As Art, England, Penguin Books, Pelican Books, 1971, p. 23 ; Bruno MUNARI, L’art du design, Paris, PYRAMYD, :T, 2012, p. 26. ↩
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Bruno MUNARI, Design As Art, op. cit., p. 15 ; Bruno MUNARI, L’art du design, op. cit. p. 26. ↩
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Bruno MUNARI, L’art du design, op. cit., p. 15. ↩
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Ibidem., p. 9. ↩
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Ibid. ↩
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Id., p. 17. ↩
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« Lois de l’esthétique industrielle », dans Esthétique industrielle n°7, 1952. ↩
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Ibidem. ↩