Naissance du « fragilisme » à la Fondation Cartier

C'EST L'HISTOIRE d'une rencontre transalpine, à la frontière ambiguë de l'art et du design, qui est montrée dans l'espace ouvert, entre dedans et dehors, de la Fondation Cartier, à Paris. Ils sont trois, invités par Hervé Chandès, conservateur de la Fondation, à mêler leur travail : deux Français, un Italien, placés différemment sur l'échiquier de l'expérience et de la notoriété. Ils se sont rencontrés à Milan, ils se sont plu à travailler ensemble. Vincent Beaurin et Fabrice Domercq, les plasticiens français, avaient eu l'occasion d'un premier doublé à Ivry, il y a quelques années. Alessandro Mendini, architecte et designer, conseiller artistique notamment de la firme Alessi, appartient à l'une de ces familles de créateurs - son frère est architecte -, qui, autour de Milan et de ses industries, elles-mêmes familiales, ont su donner une personnalité forte au design italien. Une puissance critique aussi, dont témoignaient les recherches, dans les années 1980, du groupe Memphis, avec Ettore Sottsass, et du groupe Alchimia, celui de Mendini, justement. Briseurs d'échelles, contestataires du fonctionnalisme, corsaires de la couleur vive, ils s'en prenaient au modèle du modernisme puriste et faisaient vibrer les sensibilités.

Aujourd'hui, la couleur s'affiche franchement, mais le ton est plus grave. Attention, fragile ! L'homme est fragile, les idées sont fragiles, l'humanité elle-même, soumise aux tensions les plus violentes, est menacée dans sa fragilité. En adoptant le terme inventé de « fragilisme » pour titrer ses propositions, le trio interroge le visiteur. « Je ne suis pas un professeur, je n'ai pas de message à délivrer, confie Alessandro Mendini. Je suis seulement capable de poser à l'autre, et à moi-même, des questions dont je ne connais pas la réponse. »

Les yeux écarquillés derrière ses lunettes, vêtu du pardessus sombre du Milanais, l'homme mince et d'allure humble commente discrètement les étapes du parcours. Énigmatique parfois : « Je ne suis pas curieux de voir mes objets, mais j'aime que les objets que j'ai faits me regardent. » Lucide : « Mes propres maisons sont toujours des désastres, je ne suis pas fait pour habiter. » Sévère : « Je crois que le minimalisme est une forme de punition que nous nous infligeons. » Politique : « Oui, il y a trop d'objets, trop de pollution, l'économie joue un rôle trop important. » Philosophe : « On travaille aussi à partir de ses erreurs, c'est très anti-Berlusconi, ce que je dis là. » Optimiste enfin : « Je sais que ma pensée est fragile, mais, personnellement, ma morale est d'essayer de donner de l'énergie positive par des moyens esthétiques. »

Incertitude (proclamée) et sérénité (intérieure) : cet exercice d'équilibriste contraste d'autant plus vivement avec la présence affirmative des pièces présentées que l'auteur se défend de théoriser. « J'ai tenté de faire quelque chose de très ancien. Ce n'est ni de l'art ni du design, plutôt quelque chose de futurible. » Regardons. Dès le jardin, un fauteuil de géant, tacheté de couleurs, offre sa royale silhouette, ses moulures, son ampleur. C'est une des versions (trois mètres de haut) de la Poltrona di Proust (le fauteuil de Proust), image, pour Mendini, du travail de la mémoire. Depuis qu'il a conçu sa première Poltrona di Proust, en 1978, et l'a fondue dans un paysage imaginaire, Alessandro Mendini en a créé plusieurs dizaines, en bronze, en céramique, unies ou colorées, théâtralisées. « Avec deux choses connues, le fauteuil, la peinture, créer un objet inconnu. » conversation muette

À l'opposé de ce fétiche détourné de son rôle bourgeois, et devenu « une toile en trois dimensions », apparaissent aujourd'hui les amphores à visage. Figures de verre, ou de céramique, visages sans race et sans âge, idoles d'une humanité déifiée, tutélaires, protectrices envers qui se tourne vers elles. Disposés à plusieurs moments de l'exposition, en rangs superposés, comme le sont les bouddhas en Extrême-Orient, ces vases multiples sont issus des ateliers de verriers vénitiens. Les Guerriers de verre, au nombre de trente-six, évocation d'une multitude, clignent leurs yeux plissés, d'un noir profond, et attendent, avec des boucles d'or aux oreilles, un voyageur débarquant à l'île de Pâques. Au rez-de-chaussée, une autre fratrie, en porcelaine, tachetée de sérigraphies, au nombre de trente-six encore, défie le buisson de roseaux colorés arrangés en Mikado par Fabrice Domercq. Au mur, les aquarelles de Vincent Beaurin, une série d'encres délavées, comme des éclats, des instants, participent à une conversation muette.

Comme directeur artistique des entreprises qui déversent sur le consommateur désabusé des brouettées d'objets signifiants, rassurants, à visage humain - c'est lui qui a donné au tire-bouchon d'Alessi sa silhouette et son sourire -, Mendini contribue à ce qu'il récuse - trop d'objets ! - et que, dans le même temps, il regrette : « Oui, il y a trop d'objets, et trop de plastique. Nous devons privilégier l'acier, ce qui reste dans la famille. » Mais ici, dans l'expression libre de son credo, qu'il veut vague et ouvert, il déclare : « Mon univers arrive de Vienne. » La mosaïque, le décor, la couleur. Gaudi d'abord, le Catalan sans garde-fou, l'avait attiré. Et même si la grande figure de céramique, un Guerrier agrandi, est un hommage à Malevitch, avec son jeu de couleurs primaires, c'est à Klimt et à l'Orient que fait évidemment penser la petite chapelle votive, sans dieu ni maître connu, lieu de recueillement pour peu d'individus à la fois, construite à l'intérieur de l'exposition. Une autre question sans réponse.

© Michèle Champenois