Les Kroll, une utopie habitée

Architecte et jardinière, Lucien et Simone Kroll ont su allier leur métier dans le respect du désir des futurs habitants. À Nantes, une rétrospective retrace cinquante ans d’activité complice.


« L’habitation est une action, et non un objet », écrit Lucien Kroll. Souvent réduit à un marginal, pourfendeur baba-écolo du modernisme « frigide » et « schizophrène », cet architecte bruxellois, né en 1927, est méconnu en France. Coup de chance, il est le «maître» de Patrick Bouchain, bâtisseur — atypique lui aussi — du Lieu unique de Nantes. C’est là que ce dernier présente la première monographie française consacrée à Lucien Kroll (lire ci-contre) ainsi qu’à sa femme, Simone, potière et jardinière. Et nous permet enfin de vagabonder avec ce couple étonnant, au fil d’une œuvre percutante.

Ce n’est pas un hasard si Lucien et Simone demeurent et travaillent toujours à Auderghem, commune située au sud-est de Bruxelles, dans un groupe de quinze logements qu’ils ont conçus de 1961 à 1964. En rassemblant amis, associés, cousins, inconnus, ils ne voulaient pas créer une communauté repliée sur elle-même mais « expérimenter une construction collective d’un groupement aléatoire ». En tâtonnant, en proposant des volumes plus généreux et des solutions adaptées à chacun : « Nous voulions prouver qu’un groupe cohérent pouvait se passer du système de vente sur plans. » La notion de « vicinitude » s’y invente, c’est-à-dire «l’inverse de la solitude », une « copropriété aimable de voisins ». Sans candeur quant aux relations humaines : « Chacun a le droit de se disputer avec chacun, mais sans mettre en péril l’habitabilité de l’ensemble. »

Cette volonté de faire habite toujours Lucien Kroll, 86 ans, homme svelte, calme et malicieux, fils « d’ingénieur dans les hauts fourneaux ». Après des études à l’école La Cambre de Bruxelles qui ne l’ont guère satisfait, il sera plutôt adepte de la Cité spacieuse de Frank Lloyd Wright que de la Cité radieuse de Le Corbusier. Un voyage au Rwanda en 1969 lui a fait découvrir l’habitat spontané et primitif. Il est devenu architecte « en architecturant ».

Un chaos assumé

En 1957, il rencontre Simone, née en 1929 en France, avec qui il forme un couple indissociable. En tablier de jardinière, cette petite femme active et chaleureuse, amoureuse de la terre, raconte le jardin vivrier collectif qu’elle a creusé devant le Lieu unique. « Je suis ravie qu’on ne m’ait pas oubliée dans cette exposition. » Elle a coupé ses cheveux longs, « ça me rajeunit, selon mes filles ». Jeune, elle était passée aux Arts décoratifs de Paris, milieu « sexiste » qu’elle fuira pour apprendre le travail de potier en Provence. Celle qui a rencontré tant de gens – Bachelard, l’abbé Pierre, Django Reinhardt, Célestin Freinet… — est la sève de l’atelier Kroll, des sentes naturelles aux plantes grimpantes qui irriguent les réalisations. En 1992, au premier festival des jardins de Chaumont-sur-Loire, on avait remarqué son carré spontané, où elle mêlait légumes et fleurs. À son âge, « on ne voyage plus sans son jardin », affirme-t-elle. Tandis que Lucien écrit : « L’industrialisé est insupportable, s’il ne se complète pas avec des interventions d’artisans, d’habitants ou de plantes. » Voilà comment ils sont au diapason.

La Mémé, pour « maison médicale », la maison des étudiants en médecine de l’université catholique de Louvain, est le bâtiment belge le plus célèbre de Lucien Kroll. En 1969, ces étudiants, qui ne voulaient plus « être le produit fini d’une machine-outil », font appel à son atelier pour concevoir leur campus, à

Woluwe-Saint-Lambert. Cinq bâtiments ont été réalisés : la fameuse Mémé, la mairie, le restaurant universitaire, le centre œcuménique et la station de métro Alma. Un ensemble manifeste qui combine la participation des futurs usagers, l’idée que tout est paysage et la technique des composants compatibles : soit une trame constructive qui permet la mobilité des cloisons.

De repas en réunions, du chantier aux maquettes, les étudiants ont été les maîtres d’ouvrage de cette commande privée, ce qui a permis d’élaborer un programme plus diversifié, transformable. Combinant fabrication modulaire industrielle et fait main artisanal (« on n’est pas opposé à la machine »), la Mémé apparaît comme un chaos assumé de formes, de couleurs, de matériaux, de végétaux, un bâtiment composite. Bidonville moche, esthétique de la pauvreté ? Pour Lucien Kroll, « le bidonville est socialement mieux tracé qu’une ville nouvelle, l’horreur ».

La réunion tourne au psychodrame

Ce « construire autrement », Kroll l’a aussi expérimenté dans une ville nouvelle, Cergy-Pontoise, avec le quartier des Vignes blanches, de 1977 à 1989. Sans plan préétabli, quarante-trois maisons toutes différentes sont nées de la participation, chacune avec un jardin mais partageant des espaces communs. « Ça ne ressemblait à rien au départ, explique Lucien, c’était sans modèle. » Mais il n’y avait pas d’habitants. Avec qui discuter le projet ? Autour d’un caviste du cru, rencontré peu avant, s’est créé un groupe de réflexion, aléatoire, évolutif. « Il y a eu au moins cinquante réunions en deux ans. La première a ressemblé à un psychodrame. Les ratés font aussi partie d’un projet. Notre règle était de n’interrompre personne. Le succès de ces réunions, ce n’était pas que tous tombent d’accord, mais qu’au final, ils acceptent leurs différences. C’est dans les yeux qu’on lisait la confiance. »

Comme un écosystème

Lucien Kroll a beaucoup écrit, élaboré les différents mots ou concepts qui fondent son travail. Comme « l’incrémentalisme ». Compliqué ? Non. C’est la démarche du «petit à petit». « Une façon écologique de décider : par la participation continue, on apprend à marcher en marchant. » Mais pour lui, l’écologie n’est surtout pas réductible à des normes, à des autocollants verts ; la HQE (haute qualité environnementale) est « holiste ». Comme un écosystème, un tout où sont reliés l’humain, le paysage, où « la construction n’est jamais achevée, mais doit au contraire évoluer avec le temps et les divers habitants qui y laisseront leurs empreintes ».

La participation n’est pas une formule magique politicienne. « Ce n’est pas le laisser-faire, le n’importe quoi. C’est pousser plus loin un projet. » Vers une « complexité qui provient d’une façon de voir les habitants non comme des marchandises, mais comme un réseau infiniment précieux de relations, d’actions, de comportements, d’empathies qui forment lentement un tissu urbain ».

Utopiste, trop expérimentale, la méthode Kroll, qui refuse d’être normée par un conditionnement bureaucratique ? Faut-il ranger ces décalés dans le passé ? « Non, affirme Patrick Bouchain, dans l’impasse où se trouve l’architecture, cette pratique marginale arrive à point nommé. »

Car ces « lucienités », comme les évoque Thierry Paquot dans le livre-catalogue de l’exposition — ces lucidités aussi —, incomprises il y a cinquante ans, on en retrouve les ferments dans l’architecture contemporaine : des espaces réversibles, flexibles ou modulaires, jusqu’aux végétalisations en tous sens. Mais hélas affadies par toutes les réglementations, dans une concertation de façade qui tire souvent les projets vers la médiocrité. Sans la conviction et la débrouillardise des Kroll. Le projet non réalisé de « l’Usine-ville » pour Kronenbourg, à Sélestat (Moselle), imaginée comme un village où « vivre » et « habiter » sont synonymes, pourrait encore inspirer bien des industriels et faire envie à des salariés en 2013.

On ne décèle ni nostalgie ni vision idyllique chez ce couple complice. Leurs aventures ont été parfois « éprouvantes ». Reste l’éloge du banal, « rien d’extraordinaire », disent-ils. Mais ce n’est pas si banal.

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