1. Définition

La notion de « design spéculatif » désigne une forme de design qui questionne les implications culturelles, sociales, économiques, politiques et éthiques des technologies émergentes ainsi que les valeurs, idées et croyances actuelles.

Pour mieux comprendre le terme de « spéculation », nous pouvons nous référer au dictionnaire Le Robert qui le détermine par ce qui relève de la « théorie, recherche abstraite, considération théorique : conjecture, hypothèse, supposition. » Le recours à cette définition nous permet donc de comprendre l’aspect fictif de cette pratique du design1.

Mais on peut alors se demander, quel est l’intérêt et l’enjeu de l’utilisation de la fiction ? Les lignes qui suivent peuvent nous être utiles pour répondre :

« Lorsque le design s’empare de la fiction, l’enjeu est de retrouver une puissance d’agir collective sur un problème commun, là où aucune issue ne semble possible. La mise en tension de la situation par un détour spéculatif donne à voir le problème sous un prisme différent, et à imaginer comment les choses “pourraient être“. Employées dans le design, les spéculations agissent ainsi comme des catalyseurs permettant de redéfinir collectivement notre relation à la réalité, en provoquant le débat sur de multiples possibilités de futurs2

Issu de [outils d’atelier]#7 fictions, https://designurbainarba.wordpress.com/2020/06/10/outils-datelier7-fictions-design-fiction-design-speculatif-design-critique/, consulté le 9 mars 2023.

Le design spéculatif émet donc des conjectures sur ce que pourrait être le monde. Il propose des mondes fictifs alternatifs renversant nos doctrines actuelles. Le but de ce renversement est de questionner le monde dans lequel nous vivons de manière critique et provoquer des débats qui nous guiderons vers le futur que l’on souhaiterait accomplir. Le design spéculatif est donc utile dans la mesure où il détient un pouvoir directionnel, il éclaire les individus. Comme le montre Thomas Michaud, en évoquant et en matérialisant ces prospections/spéculations, le design spéculatif guide vers la forme de futur la plus désirable pour l’individu. Il énonce : « La prospective est indispensable, car avec des méthodes de plus en plus fines, elle parvient à donner un cap.»

Thomas Michaud, Prospective et science-fiction, L’Harmattan, collection logiques sociales, 2011, p.11.

Enfin, comme l’explique Hugues de Jouvenel, le design spéculatif associé à une forme de prospective agit bien dans l’intérêt des individus. Le but est d'établir de nouvelles valeurs collectives servant au mieux l’intérêt de l’être humain. « Les valeurs ne sont pas acceptées comme des données intangibles mais jaugées à leur niveau d’adéquation, à ce qui est considéré comme bon pour les individus.»

Hugues de Jouvenel, « Invitation à la prospective », Revue Futuribles, Perspectives, Octobre 2004, p.9.

2. De l’anglais au français

La notion « design spéculatif » est une traduction littérale de l’anglais « speculative design », attribuée à Anthony Dunne et Fiona Raby. Ces derniers la définissent comme « an activity where conjecture is as good as knowledge, where futuristic and alternative scenarios convey ideas, and where the goal is to emphasize implications of “mindless” decisions for mankind3

Anthony Dunne & Fiona Raby, Speculative everything : Design, Fiction, and Social Dreaming, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, Illustrated édition, 1 décembre 2013, p.12.

En reprenant les citations précédentes qui mettent en avant l’action de renversement des valeurs par la spéculation dans l’intérêt de l’être humain, nous pouvons établir que le passage de l’anglais au français n’a pas faussé la définition et la pratique de cette discipline. En revanche, la frontière entre design spéculatif, design critique et design fiction semble encore très poreuse en français. Alors que ces termes sont souvent interchangeables dans les textes français, ceux-ci sont identifiés et classifiés de manière plus nette pour les écrits anglais. En effet, Dunne et Raby écrivent dans le même ouvrage : « critical design uses speculative design proposals to challenge narrow assumptions, preconceptions, and givens about the role products play in everyday life4.» On comprend que le design critique et spéculatif s’entrecroisent : la critique tire parti de la spéculation, dont un horizon qui est celui de la fiction. Avec le temps, le design critique est devenu un médium, un outil aux mains du design spéculatif pour transmettre et illustrer des idées. Selon Dunne et Raby, le design spéculatif serait une dérive du design critique, devenue pratique à part entière.

3. Explication du concept

Anthony Dunne fait émerger le design spéculatif dans les années 1990 grâce à son travail au Royal College of Art de Londres. Cette entrée dans le champ du design consiste à penser, imaginer des alternatives à la réalité actuelle. James Auger, enseignant-chercheur à l’École normale supérieure (ENS Paris-Saclay), affirme que le design spéculatif « combine des extrapolations éclairées et hypothétiques du développement d’une technologie émergente avec une considération approfondie du paysage culturel dans lequel elle pourrait être déployée, pour spéculer sur les futurs produits, systèmes et services5 ». L’objectif n’est pas de créer des produits destinés au commerce mais de s’intéresser aux conséquences et aux implications futures de la relation entre la science, la technologie et l’homme. Il s’agit d’identifier et débattre des préoccupations sociales, politiques, économiques, éthiques qui pourraient se concrétiser dans le futur. Cette pratique qui donne à voir ce que le monde pourrait être permet alors de déterminer le taux de désirabilité de ces possibles futurs pour l’homme. En 2013, Dunne et Raby publient leur livre devenu référence sur le sujet, Speculative everything : Design, Fiction, and Social Dreaming6. Dans cet ouvrage, les auteurs contextualisent le champ d’action du design spéculatif. Alors que le design évolue dans le champ du probable (ce qui est censé arriver sauf si gros accident), le design spéculatif s’étend aux champs du plausible (alternatives moins évidentes) et du possible (scénario scientifiquement possible et visualisation d’un chemin du point A (présent) au point B (futur possible). À l’intersection entre le plausible et le probable se trouve le champ du préférable, il n’est ni déterminé, ni figé, mais le considérer est central à la pratique du design spéculatif. Pour explorer toutes les possibilités, le design spéculatif imagine donc les utopies et les dystopies les plus poussées.

4. Problématisation

L’histoire du design est complexe notamment par les oppositions de pensée qu’elle contient. Le design spéculatif lui aussi fait face à des tensions et critiques diverses.

Souhaitant s’éloigner du système mercantile, nous pourrions rapprocher cette démarche à celle de William Morris. William Morris a probablement été le premier à créer des objets de design critique de la façon dont nous les comprenons aujourd’hui. En défendant les Arts & Crafts, diamétralement opposés à l’esthétique industrielle, il incarne des idéaux et des valeurs intentionnellement en contradiction avec ceux de son propre temps. Cette démarche le pousse donc à sortir du circuit mercantile dominant et il rentre alors en opposition avec le capitalisme. Néanmoins, cette vision reste idéaliste car, en pratique, les designers spéculatifs ne peuvent vivre de cette discipline, cela interroge alors sur la longévité que pourra avoir le design spéculatif alors même que son rôle semble être crucial pour l’avenir de l’homme.

Une autre critique souvent adressée à ce concept et cette mouvance du design serait qu’il ne suggère pas d’approche méthodologie au public afin de le déchiffrer, comprendre ses enjeux. Bruce et Stephanie Tharp appellent cela « a message in a bottle7 » (un message dans une bouteille). La diffusion d’une pratique non comprise paraît dès lors compliquée. De plus, les dérives potentielles sont aussi vivement critiquées. Alors que sont matérialisées les utopies et dystopies les plus extrêmes, comme pouvait le faire Ettore Sottsass avec ses illustrations, l’inquiétude de les voir se concrétiser s’élève, suggérant qu’il serait peut-être préférable de ne pas réellement explorer toutes les possibilités, craignant de donner de mauvaises idées à qui pourrait en profiter au détriment du plus grand nombre.

Enfin la plus vive critique envers le design spéculatif serait qu’il ne s’agit pas d’une forme de design. En effet, il semble acquis dans la conscience collective de considérer le design comme salvateur de problèmes de la vie quotidienne. Or, le design spéculatif n’a pas pour finalité de produire des objets fonctionnels. Au contraire, il met en lumière tous les problèmes que l’on pourrait imaginer sans y apporter de réelles solutions8. De ce point de vue, théoriser le design spéculatif et le classifier au sein de l’histoire du design semble alors périlleux.

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Figure 1. Cartographie des composants du design spéculatif, Luna Alvarez Martinez.

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Figure 2. Échelle de probabilité des futurs alternatifs, Luna Alvarez Martinez.

Luna Alvarez Martinez, Licence 3, « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.


  1. https://dictionnaire.lerobert.com/definition/speculation, consulté le 9 Mars 2023. 

  2. Issu de [outils d’atelier]#7 fictions, https://designurbainarba.wordpress.com/2020/06/10/outils-datelier7-fictions-design-fiction-design-speculatif-design-critique/, conxulté le 9 mars 2023. 

  3. « Une activité où la conjecture est aussi valable que la connaissance, où les scénarios futuristes et alternatifs véhiculent des idées, et où le but est de mettre l’accent sur les implications des décisions ‘’insensées’’ pour l’humanité. » : traduit par nos soins. 

  4. « Le design critique utilise des propositions du design spéculatif pour remettre en question des hypothèses, des idées préconçues et des acquis sur le rôle que jouent les produits dans la vie quotidienne. »  : traduit par nos soins. 

  5. AUGER, James, « Speculative design: crafting the speculation, digital creativity », Digital Creativity, 24 (1), 2013. p. 11. Cf. https://doi.org/10.1080/14626268.2013.767276, consulté le 16 avril 2023. 

  6. DUNNE, Anthony & RABY, Fiona, Speculative everything : Design, Fiction, and Social Dreaming, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, Illustrated edition, 2013. 

  7. THARP, Bruce et Stephanie, Discursive design : critical, speculative, and alternative things, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 2018. 

  8. MAZÉ, Ramia, « On the politics of designing visions of the future », Journal of Futures Studies, vol. 23, n°3, Mars 2019.