1. Définition

Le « designer anonyme » est le concepteur d’un objet non-signé. La notion d’Anonymous Design est plus courante, Achille Castiglioni étant notamment un grand collectionneur de ce type de productions. Le designer anonyme s’efface devant l’utilité, la fonctionnalité de l’objet qu’il produit.

C’est une notion chère à Anni Albers, qui place son article « Pour un design anonyme et intemporel », tout d’abord publié dans The Magazine of Art, en premier dans son recueil (Albers, Anni, En tissant, En créant, Paris, Flammarion, 2021, pour la traduction française). Elle explique la notion comme suit :

« Le bon designer est, selon moi, le designer anonyme, celui qui ne fait pas obstacle au matériau, qui destine ses produits à une vie utile sans leur donner une apparence trop ambitieuse1 ».

On comprend plus loin le désintéressement du designer anonyme dans les objets qu’il pense dévoués à leurs usages.

« Il est préférable que ce soit le matériau qui parle, plutôt que nous. Le design qui hurle “je suis le produit de Monsieur X“ est un mauvais design. En tant que consommateurs, nous ne nous intéressons pas à Monsieur X mais à son produit, dont nous attendons qu’il soit à notre service et non au sien, comme son émissaire personnel ».

À la même page, le designer anonyme est défini en creux par ses productions autonomes:

« Le ou les designers inconnus de nos draps ou de nos ampoules ont très bien accompli leur tâche. Leurs produits, dont la forme est sans prétention, sont des objets complets ».

ALBERS, Anni, En tissant, En créant, Paris, Flammarion, 2021, p. 41.

2. De l’anglais au français

Le texte original provient de l’ouvrage Albers, Anni, « Work with material », Selected Writings on Design, Hanover, University Press of New England, 2000. Les passages suivants permettent de nous faire une idée plus juste de la notion.

« The good designer is the anonymous designer, so I believe, the one who does not stand in the way of the material ; who sends his products on their way to a useful life without an ambitious appearance […] The unknown designer or designers of our sheets and our lightbulbs performed their task well. Their products are complete in their unpretentious form2 ».

« Now, if we seat at our desks designing, we cannot avoid exhibiting ourselves for we are excluding the material as our co-worker, as the directive force in our planning ».

« The more we avoid standing in the way of the material and in the way of tools and machines, the better chance there is that our work will not be dated, will not ear the stamp of too limited a period of time or too old-fashioned someday instead of antique3».

ALBERS, Anni, Selected Writings on Design, Hanover, University Press of New England, 2000, p. 39.

Anonymous/unknown, ou anonyme/inconnu : la traduction est transparente. L’un procède d’une posture délibérée, l’autre d’un oubli historique. En fait, le designer anonyme accepte de renoncer à sa signature (formelle) sur l’objet, peut-être à sa reconnaissance. Il affirme ainsi son désintéressement : il est un acteur nécessaire mais pas unique dans la création d’objets utiles, pratiques, discrets, complets (au sens d’équilibrés : la forme criante ne prend pas le pas). La formule « who sends his products on their way » porte peut-être une nuance en ce qu’elle explicite que l’objet conçu par le designer anonyme n’a pas besoin de lui. La forme complète est aussi celle dont la place dans le monde ne dépend pas de son attribution à quelque designer ou des modes du moment.

3. Explication du concept

Le designer anonyme d’Anni Albers indique en filigrane l’importance, voir la suprématie qu’elle accorde aux objets ou œuvres, plutôt qu’à leur concepteur. À travers la critique qu’elle fait du designer-styliste, coupé de l’expérience du matériau, dont le rapport au matériau est médié graphiquement et verbalement, comme par ses tentatives de le réinclure, à la manière de l’artisan, au cœur du processus de création, il y a la volonté de faire surgir une forme plutôt que de l’imposer. Le designer anonyme est « accoucheur de formes », par un processus proche de la maïeutique platonicienne. La forme est présente à l’état latent dans les lois du matériau, des machines et dans les impératifs fonctionnels de la commande.

Cette notion dit bien aussi la nécessité du design. Les objets de design anonymes semblent provenir directement d’un besoin et d’un contexte culturel, social, matériel. En évinçant le(s) concepteur(s), les formes semblent s’être auto-générées. C’est là la marque de la permanence du design (le designer de la roue est anonyme) comme de sa légitimité à créer des objets.

4. Problématisation

Anni Albers formule deux critiques : d’une part, une critique de la forme criante, bruyante, prétentieuse, des objets attribués, porteurs des goûts de leur concepteur. Albers note déjà en 1943 la saturation esthétique de nos environnements : « Étant donné que nous possédons beaucoup plus de choses que nos ancêtres, cela crée une rivalité grandissante entre ces objets. Il n’existe pas de rythme commun qui permettrait de les assortir : nos chaises crient « hé ! », nos cendriers « hé ho ! ». Nous surchargeons notre environnement sur le plan esthétique4 ». Aristote dans L’Ethique à Nicomaque, IV, 4 postule que tout objet produit est déterminé par les causes matérielle, formelle, finale et efficiente. La cause efficiente porte ici son impact de fait sur l’objet, et forcer une signature, une empreinte formelle est nuisible. Le bon design nest pas prétentieux.

D’autre part, pris dans un contexte esthétique (« fashion »), ces objets portent de fait l’impact de leur temps. Ils sont soumis aux modes, au désintérêt. L’issue pour Albers réside dans l’écoute du matériau et des techniques. Il ne faut pas « faire obstacle » à la forme définie « en puissance » par les impératifs (du matériau, techniques, fonctionnels).

La critique du designer-styliste est très actuelle et portée aussi par Christopher Frayling dans « Research in Art and Design », Royal College of Art Research Papers, 1993/94. La posture du designer anonyme, plus encore que d’orienter la mise au monde d’objets utiles et discrets, requiert de reconsidérer la place du designer dans la création d’une forme « bonne », et est une sérieuse critique du design dit « d’auteur ».

Camille AGUIRAUD, Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne 2021-2022.


  1. ALBERS, Anni, « Pour un design anonyme et intemporel », dans Albers, Anni, En tissant, En créant, Paris, Flammarion, 2021, p. 41. 

  2. ALBERS, Anni, « Work with material », dans Albers, Anni, Selected Writings on Design, Hanover, University Press of New England, 2000, p. 39. 

  3. ALBERS, Anni, Selected Writings on Design, op. cit., p. 39, « Or, si nous restons assis à notre bureau pour concevoir un design, nous ne pouvons éviter de nous exhiber nous-mêmes car nous excluons le matériau en tant que collaborateur, en tant que force directrice dans notre conception », « Plus nous évitons de faire obstacle aux matériaux, aux outils et aux machines, plus notre travail aura de chance de ne pas vieillir, de ne pas porter les stigmates d’une tendance trop passagère, et de ne pas devenir démodé plutôt qu’ancien », trad. Julie Debiton, dans Albers, Anni, En tissant, En créant, op. cit., p. 41 et 42. 

  4. ALBERS, Anni, « Le design », dans Albers, Anni, En tissant, En créant, op. cit., p. 129.