1. Définition
La « désobéissance technologique » désigne l'attitude de celui qui rompt — sciemment ou non — l'intégrité d'un produit industriel, en déconstruisant sans concession l'enveloppe physique et symbolique de cet objet ou système technique, subvertissant ainsi ses normes et l'envisageant, une fois mis à nu, comme opportunité brute et « objet technique ouvert1 » non seulement réparable, mais encore réinventable.
Détectables pour leur richesse expressive et inventives les diverses formes de désobéissance civile2 intéressaient déjà en raison de la portée politique de leur geste. La désobéissance technologique, qui s'inspire du terme forgé par Henry David Thoreau, postule en quelque sorte un retour de cet engagement radical à l'ère du consumérisme et du marché mondialisé, en s'intéressant à des gestes — supposés irrévérencieux — consistant à noyauter un bien de consommation, ou à contrer un système institué. Si, par comparaison, on peut associer les manifestations de désobéissance technologique aux actions des hackers qui déjouent les fermetures techniques, piratent des programmes ou combattent l'obsolescence programmée, les pratiques tactiques de désobéissance technologique — qui peuvent notamment emprunter les voies de l'illégalité, de la contrefaçon — relèvent aussi d'une culture matérielle plus ordinaire et ouvrent un éventail de résistances quotidiennes plus large que celui spécifique au champ du numérique. Elles jouent également d'une économie informelle générant pièces détachées, produits reconditionnés, rectifiés, ou plus franchement transformés, réinventés, qui frayent une déviation par rapport aux circuits de production et de distribution officiels ou dominants.
Le passage suivant permet de resituer le contexte d'apparition de la notion :
« J'arrive au concept de désobéissance technologique sur les traces de l'hybridation. C'est-à-dire qu'à force d'analyser les conflits d'identité présents dans de nombreux objets créés ou transformés par les Cubains, j'ai pu comprendre le degré de transgression que pouvait représenter la refonctionnalisation d'un objet et combien d'astuces et de négociations dans un véhicule réparé.
Il n'y a rien de plus irrévérencieux qu'un camion-bateau, qu'une machine à laver coupeuse de choux, qu'un ventilateur-téléphone, qu'un jardin de récipients en pots. Les fragments d'objets réunis dans une nouvelle identité se maintiennent en lutte. »
Ernesto OROZA, « Une représentation de la technologie par les Cubains », Rikimbili, Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, Cité du Design et Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009, p. 56.
2. Explication et origines du concept
C’est Cuba qui devient en quelque sorte le lieu paradigmatique d'une expression mise en circulation autour des années 2000.
Depuis les années 1960, les situations de crise économique et politique que le peuple cubain a traversées l’ont contraint — face à la nécessité quotidienne de tout réinventer — à développer d’innombrables « arts de faire » selon l’expression de Michel de Certeau3, c'est-à-dire à cultiver une ingéniosité et une tournure d’esprit, un ensemble de pratiques et de gestes qui consistent à s’affranchir des limites autoritaires réelles et symboliques d’un produit, d’un bien de consommation, d’une norme, d’une réalité technique, pour trouver des solutions efficaces à des demandes de première nécessité dans des secteurs très divers de la vie quotidienne allant du transport, au logement, en passant par les appareils ménagers, l'habillement, la cuisine, l'habitat, l'eau, le jardin ou la médecine.
C’est en 2006 que le designer et artiste Ernesto Oroza caractérise, en langue française, ces pratiques sous le nom de « désobéissance technologique ». Traduite de l’espagnol « desobediencia tecnológica4 », on trouve en effet l’expression chez l’auteur pour le titre d’une des sections de la recherche intitulée « Innovation familiale » présentée par Marie-Haude Caraës et Philippe Comte à l’occasion de la Biennale internationale de design de Saint-Etienne. Il distingue trois degrés distincts de désobéissance technologique, les classant du plus discret au plus baroque : « la réparation », « la refonctionnalisation » et « la réinvention5 ».
En 2009, retravaillant la notion, l’auteur lui donnera une plus grande portée, la présentant comme un vaste champ d'enquête. Cette « étude » qui sera donc publiée en France opère non seulement un passage d'une langue à une autre, mais aussi d'un système culturel à un autre ; ce constat pose trois questions : 1° celle du rapport perte/gain qu'ouvre son interprétation traduite en France, 2° celle de sa réception, 3° celle de son extension à un champ de « recherche » à proprement parler.
L'auteur posera que si la « désobéissance technologique » est « une rébellion de l’individu face aux valeurs de la culture matérielle capitaliste [elle] n’est pas seulement le refus et la transgression de l’autorité des objets industriels et des modes de vie qu’ils contiennent et projettent. Elle incarne surtout une déviation face aux aspérités économiques du contexte cubain. La désobéissance que j’ai appelée « technologique » [poursuit-il] a donc des imbrications sociales, politiques et économiques, si on peut encore parler d’elle en ces termes. C’est une interruption de l’état de transition pérenne qu’impose l’Occident comme de l’état de transition, également interminable, que propose officiellement Cuba6».
Ainsi, le phénomène s’apparente à une culture matérielle qui outrepasse incidemment les cadres normatifs des pays industrialisés et s’impose matériellement tout autant que symboliquement face aux restrictions imposées par l’embargo étasunien et à l’autorité de l'État castriste.
Ces « manières de faire » libératrices impliquent alors la dévoration irrévérencieuse d’objets techniques pour la production d’artefacts seconds, métissés et inventifs voués à améliorer le cadre de vie.
Par conséquent, replacée dans ce contexte, la « désobéissance technologique » n’est pas réductible aux notions de « réemploi », de « bricolage », de « hacking » ou de la « culture maker » provenant des pays occidentaux supposés « avancés » sur le plan industriel. Même si elle en partage l’aspect informel, la « désobéissance technologique » va plus loin et désigne davantage la logique syncrétique de ces pratiques qui ingèrent, cannibalisent et mêlent sans interdit un vocabulaire éclectique, allant des produits industriels importés en passant par les productions locales, une forme d'artisanat ou de manufacture familiale, les ressources naturelles, les habitudes vernaculaires. Elle digèrerait alors avec un implacable pragmatisme toute réalité physique trouvée pour ce qu’elle offre d’opportunité ; comme le Tupi du Manifeste anthropophage7 d’Oswald de Andrade, elle mange la culture colonisatrice. Selon cette lecture, on peut alors comprendre la désobéissance technologique comme une forme active, à la fois tenace et redoutable, de résistance.
3. Problématisation : alternatives à la notion, nuances en circulation et non-équivalences
Si l'expression « désobéissance technologique », est proposée par Ernesto Oroza, qui la formule et la théorise comme notion pour une recherche spécifique à la résilience du peuple cubain, de nombreux autres cas de cette forme d'inventivité émancipatrice existent, anonymes et parfois aussi insoupçonnés, dans d'autres contextes (Brésil, Amérique Latine en général, Asie, Inde, Afrique, États-Unis mais également en Europe).
Il est intéressant de noter que les occurrences de ces phénomènes apparentés ne trouvent pas nécessairement la désignation de « désobéissance technologique », se signalant plutôt par des expressions diverses dont il faut souligner les différences de sens ou nuances, liées au rapport que telle ou telle culture entretien avec la problématique du réemploi, de la consommation, les particularités de sa culture matérielle, ou encore la charge sémantique qu'aura voulu y placer leurs auteurs, quand il y en a.
Pour évoquer rapidement quelques exemples, on peut citer la Gambiarra8 brésilienne qui peut s'associer la tournure d'esprit du Jeitinho9, un certain nombre des Home-made artifacts10 repérés dans le monde entier par le russe Vladimir Arkhipov, d'autres cas chez la photographe Mélanie Veuillet dans des prisons pour homme en Suisse pour la série de « Tools of disobedience11», ou encore le Jury rigging12 américain.
L'existence de nombreuses manifestations du phénomène de fabrication seconde ou encore d'altération de systèmes imposés par des tactiques qui rusent avec un ordre se repèrent dans le langage et dans la réalité matérielle d'une grande variété de peuples. Cela fait apparaître un intéressant et difficile problème de traduction, une forme de Babel des pratiques de fabrication seconde. Ce constat donne à penser que la « désobéissance technologique » n'est qu'une façon de comprendre, en le chargeant d'intention contestataire, un problème plus vaste ayant trait aux conduites que les humains entretiennent avec leurs objets ou systèmes techniques.
4. Illustration
Figure 1. Tableau de quelques fabriques secondes. Essai de repérage par type d'opération, Grégory Marion
Grégory MARION, Enseignant en DSAA Design à l’ÉsaaB (École supérieure d’arts appliqués de Bourgogne, Nevers), docteur en esthétique, art & sciences de l'art, spécialité design, Paris I Panthéon-Sorbonne, associé à l’Institut de recherche ACTE, équipe Design, Arts Médias.
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Gilbert SIMONDON, « Le point sur la technologie », in Dix entretiens sur la technologie, Ministère de l’éducation nationale, Institut pédagogique national, radiotélévision scolaire, 1967 ; document d'archive disponible en ligne : https://aphelis.net/technology-interviews-simondon-leroi-gourhan-leprince-ringuet/ , consulté le 18 mai 2021 : « […] Si l’objet est ouvert, c’est-à-dire si le geste de l’utilisateur, d’une part, peut être un geste intelligent, bien adapté, connaissant les structures internes, si d’autre part le réparateur qui, d’ailleurs, peut-être l’utilisateur, si le réparateur peut perpétuellement maintenir neuves les pièces qui s’usent, alors il n’y a pas d’attaque, il n’y a pas de vieillissement sur une base qui est une base de pérennité ou tout au moins de grande solidité ; on peut installer des pièces qui devront être remplacées mais qui, en tout cas, laissent le schéma fondamental intact et qui même permettent de l’améliorer ». ↩
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Henry David THOREAU, La Désobéissance civile, 1849. Originellement intitulé Resistance to Civil Governement (Résistance au gouvernement civil), c’est l’éditeur qui aurait renommé l'ouvrage Civil Disobedience – selon l’expression inventée par Thoreau dans une correspondance – lors de sa réédition posthume (1866). Avec le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie, La Désobéissance civile est un ouvrage fondateur de ce concept qui désigne le refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé inique par ceux qui le contestent, tout en faisant de ce refus une arme de combat pacifique pour l'intérêt commun. Voir aussi Frédéric GROS, Désobéir, Paris, éditions Albin Michel, 2017. ↩
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Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien, Tome 1. Arts de faire (1980), Paris, Éditions Gallimard, 1990 ; Michel DE CERTEAU, Luce GIARD, Pierre MAYOL, L’invention du quotidien, Tome 2. Habiter, cuisiner, Paris, Éditions Gallimard 1994. ↩
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Ernesto OROZA, « Rikimbili, un estudio sobre desobediencia tecnológica y algunas formas de reinvencion en Cuba », Fundación Ludwig de Cuba, ENSCI, Ministère Français de la Culture, Ambassade de France à Cuba, 2005. Archives de documents consultables en ligne sur le site de l'auteur : https://www.technologicaldisobedience.com/2021/02/04/rikimbily/ Consulté le 18 mai 2021. ↩
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Marie-Haude CARAËS, Philippe COMTE, Ernesto OROZA, « Désobéissance technologique », in Exposition « Innovation familiale », (22 nov. - 3 déc. 2006), recherche menée pour le PUCA – Ministère du logement, à l'occasion de la Biennale internationale du design 2006 de Saint-Etienne. Document consultable en ligne : http://innovation.familiale.free.fr/desobeissanceTech.pdf, consulté le 18 mai 2021. ↩
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Ernesto OROZA, Rikimbili, Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, op. cit., p. 20. ↩
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Oswald DE ANDRADE, Manifeste anthropophage (1928), in Jean-Pascal DUBOST, Manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade (traduction Lorena JANEIRO) et Anthropophagie zombie de Suely Rolnik (traduction Renaud BARBARAS), Paris, Black Jack éditions, Coll. « Pile ou face », 2012. ↩
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Au sens d'improvisation, d'improvisation, la gambiarra est l'acte même de constituer une solution improvisée. Dans le contexte de la culture matérielle, la gambiarra est la procédure nécessaire pour la configuration d'un artefact improvisé. La pratique de la gambiarra implique toujours une intervention alternative, que nous pourrions également définir comme une « technique » de réappropriation matérielle : une manière d’utiliser ou de constituer des artefacts, par une attitude de différenciation, d'improvisation, d'adaptation, d'ajustement, de transformation ou d'adaptation nécessaire sur une ressource matérielle disponible, souvent dans le but de résoudre un besoin spécifique. Source : Wikipédia, URL : https://pt.wikipedia.org/wiki/Gambiarra, consulté le 18 mai 2021. ↩
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Le jeitinho est un mécanisme social typiquement brésilien. C'est une manière pour une personne d'atteindre un objectif en contrevenant à une règle établie et faisant appel à des arguments émotionnels afin d'obtenir une faveur, un passe-droit. On ne doit pas confondre le jeitinho avec d'autres types de pratiques, telles le clientélisme ou la corruption. Source : Wikipédia, URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeitinho, consulté le 18 mai 2021. ↩
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Vladimir ARKHIPOV, Home-made contemporary russian folk artifacts, Fuel, 2006 et Home-made Europe contemporary folk artifacts, Fuel, 2012. ↩
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Mélanie VEUILLET, Tools of Disobedience, Genève, Édition Patrick Frey, 2017. ↩
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Le Jury rigging est à la fois un nom et un verbe décrivant des réparations de fortune effectuées avec les seuls outils et matériaux disponibles. Il trouve son origine dans les réparations effectuées sur les bateaux et les navires, généralement à voile. Après un démâtage, un mât de remplacement, souvent appelé mât de fortune, et si nécessaire une vergue, étaient fabriqués et fixés pour permettre à l'embarcation de reprendre sa route. Source : Wikipédia, URL : https://en.wikipedia.org/wiki/Jury_rigging, consulté le 18 mai 2021. ↩