1. Définition

Selon Le Nouveau Petit Robert, le « dualisme » est une doctrine qui admet dans l’univers deux principes premiers irréductibles1. Elle s’applique à de nombreuses explications du monde en Occident (métaphysique, sciences, religion) et en Orient (Taoïsme, Yin et Yang…) et s’oppose au « Monisme » qui voit l’ensemble des choses comme réductible à l’unité2.

Au XVII^e^ siècle, le « Dualisme Cartésien » a marqué l’histoire de la pensée occidentale par sa radicalité en posant l’âme et le corps comme deux types de substances irréductibles et explicables scientifiquement. Au moyen de cette rationalité se substituant aux explications religieuses, René DESCARTES pose l’homme comme sujet pensant et définit, dans le Discours de la Méthode, un programme d’explication scientifique des choses permettant à l’être humain devenu ingénieur, architecte et designer de faire usage de ces choses et ainsi de « nous rendre comme maître et possesseur de la nature3». Le passage est le suivant :

« … je ne pouvois les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »

René DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Texte établi par Victor Cousin, Levrault, 1824, tome I, sixième partie.

Le dualisme cartésien a permis de séparer ontologiquement l’homme de la nature. Cette percée a une portée importante pour le design. Le designer peut envisager de disposer de la nature et des choses qui la constituent comme malléables et organisables selon ses seules finalités.

2. De la langue d’origine au français

Le terme « Dualisme » a d’abord été forgé en français par Pierre BAYLE en 1697 à partir du latin Dualismus pour définir la religion manichéenne. En 1734, il a été appliqué par Christian Wolff à la philosophie de Descartes qui sépare la res extensa (étendue ou matière mesurable, dont le corps) de la res cogitans (la pensée ou l’âme). Le « sujet pensant » peut alors étudier et disséquer les objets, puis expliquer par des lois mathématiques ou physiques la nature. Ce dualisme cartésien définit une méthode scientifique et technique pour objectiver le réel qui va fonder la cosmogonie moderniste du progrès.

L’anthropologue Philippe Descola définit ainsi les effets du dualisme entre l’homme et le monde :

« Cette révolution mécaniste du XVII^e^ siècle figure le monde à l’image d’une machine dont les rouages peuvent être démontés par les savants, et non plus comme une totalité composite d’humains et de non-humains dotée d’une signification intrinsèque par la création divine. […] Construction sociale et idéologique, sans doute, mais aussi construction pratique, grâce au savoir-faire des horlogers, des verriers ou des polisseurs de lentille, de tous ces artisans qui rendent possibles l’expérimentation en laboratoire et, à travers elle, le travail constant de dissociation et de recomposition des phénomènes par quoi sont produits ces objets de la science nouvelle dont l’autonomie s’acquiert au prix d’une amnésie des conditions de leur objectivation. Le dualisme de l’individu et du monde devient dès lors irréversible. »

Philippe DESCOLA, Par-delà Nature et Culture, Paris, Ed. Gallimard, 2005, p.121.

3. Explication et problématisation du concept

Le dualisme introduit entre l’homme et la nature a constitué le paradigme structurant de l’industrialisation et de la domination des ressources de la nature par l’homme. L’ingénieur, l’architecte et le designer — « sujets pensants » — ont pu voir, en surplomb, les éléments du réel comme des choses inertes, décomposables, transformables, exploitables sans limite. Ce paradigme a été triomphant jusqu’au premier choc pétrolier des années 70. Les activités industrielles ont commencé à être identifiées comme responsables de l’épuisement des ressources et des dérèglements climatiques dont les effets sont devenus incontestables aujourd’hui.

Le designer Victor Papanek, dans Design pour un monde réel, identifiait déjà en 1971 la responsabilité du designer dans la conception d’objets futiles ou destructeurs et condamnait la profanation de la Terre. Il appelait à plus d’éco-responsabilité, même s’il n’avait pas le recul pour remettre en cause le paradigme de la dualité homme/nature :

« Au siècle de la production de masse, où tout doit être planifié et étudié, le design est devenu « un outil à modeler les outils » qui permet à l’homme de transformer son environnement et, par extension, la société et sa propre personne. Cela exige de la part du designer un sens aigu des responsabilités morales et sociales, et une connaissance plus approfondie de l’homme. […] Tant que le designer s’occupera de confectionner de futiles « jouets pour adultes », des machines à tuer avec des ailerons brillants et des enjolivements « sexy » pour les machines à écrire, les grille-pains, les téléphones et les ordinateurs, il n’aura pas de raison d’être. Le design doit devenir un outil novateur, hautement créateur et pluridisciplinaires, adapté aux vrais besoins des hommes. Il doit s’orienter davantage vers la recherche, et nous devons cesser de profaner la Terre avec des objets et des structures mal conçus. »

Victor PAPANEK, Design pour un monde réel, Paris, 1^ère^ Ed. Mercure de France, coll. Environnement et Société, 1971 ; rééd. Dijon, Presses du Réel en 2021, traduit de l'anglais (américain) par Robert Louit et Nelly Josset (titre original : Design for the Real World: Human Ecology and Social Change, Pantheon Books, 1971).

Malgré ces avertissements, le dualisme de l’homme et de la nature s’est poursuivi en Occident et s’est étendu aux pays en voie de développement devenus des puissances industrielles de premier plan, telles que la Chine ou l’Inde.

Grâce aux travaux des nouveaux penseurs du vivant, tels que les anthropologues Bruno Latour ou Philippe Descola, un mouvement réflexif sur nos usages du monde permet de réaliser que pour répondre aux besoins réels des hommes, il nous faut voir le monde dans une autre relation en réintégrant les non-humains.

Philippe Descola propose ainsi de s’inspirer d’autres expériences humaines telles que les ontologies animistes, totémistes et analogistes. Delphine Hyvrier dans son Master Réintroduire l’humain dans son milieu naturel : le design et son histoire au regard de la crise environnementale4» encourage les designers à sortir du dualisme, à être à l’écoute de la complexité des milieux. Elle appelle à quitter les injonctions productivistes, à co-concevoir avec les habitants et à associer les pratiques vernaculaires d’économie circulaire intégrant l’homme dans la nature.

Sylvie BRELY, Master 1 « Esthétique », Paris 1 Panthéon-Sorbonne 2022-2023


  1. Le Nouveau Petit Robert de la Langue Française, Paris, Éditions Le Petit Robert, direction Josette Rey-Debove & Alain Rey, 1993, p. 692. 

  2. Le Nouveau Petit Robert de la Langue Française, op.cité, p 1430 

  3. DESCARTES René, Discours de la Méthode, Paris, Texte établi par Victor Cousin, Levrault, 1824, Tome I, Sixième partie. 

  4. Réintroduire l’humain dans son milieu naturel : le design et son histoire au regarde de la crise environnementale Paris, Dumas-01923921 – Collection Art et histoire de l’art, 2018