1. Définition

L’expression de « logiciel culturel » est employée par Lev Manovich pour désigner l’effet global des logiciels dans l’évolution de la culture à partir des années quatre-vingt-dix. Sa thèse est que depuis de cette période les logiciels dotés d’interfaces graphiques transforment la manière de produire et de consulter les objets culturels, et ainsi le rapport à la culture dans son ensemble.

Dans « Formes programmées de l’écriture vidéoludique », Hélène Sellier définit cette notion de la manière suivante :

Dans Software takes command, Lev Manovich définit un logiciel culturel comme un « logiciel qui supporte des actions qui sont normalement associées avec la culture ». Il invite alors chaque chercheur s’intéressant à la culture contemporaine à prendre en compte le rôle du logiciel au sein de son objet d’étude.

Hélène SELLIER, « Formes programmées de l’écriture vidéoludique », Appareil n° 23, Poïétique du jeu vidéo [En ligne], 2021, p. 1.

2. De l’anglais au français

Les termes « culturel » en français et cultural en anglais n’ont pas exactement les mêmes connotations. Le terme français induit un jugement qualitatif, dans la mesure où la culture est généralement associée à la « haute culture », ou à la culture savante. En anglais en revanche, le terme cultural n’induit pas de jugement de valeur. Manovich le choisit justement parce qu’il permet de désigner sans hiérarchie tous les aspects de l’existence : aussi bien l’architecture, la mode, la musique, le langage, etc. De plus, le terme cultural permet à Manovich de désigner une action globale des logiciels : ils ne sont pas un objet de culture parmi d’autres, ils sont bien plutôt porteurs d’une nouvelle forme de culture. Il écrit :

« I am using the metaphor of a new dimension on purpose. That is, “cultural software” is not simply a new object – no matter how large and important – which has been dropped into the space we call “culture”. Thus, it would be imprecise to think of software as simply another term which we can add to the set which includes music, visual design, built spaces, dress codes, languages, food, club cultures, corporate norms, ways of talking and using a body and so on. And while we can certainly study “the culture of software” – programming practices, values and ideologies of programmers and software companies, the culture of Silicon Valley and Bangalore, etc. – if we do only this, we will miss the real importance of software. Like the alphabet, mathematics, printing press, combustion engine, electricity, and integrated circuits, software re-adjusts and re-shapes everything it is applied to – or at least, it has a potential to do this. Just as adding a new dimension adds a new coordinate to every point in space, “adding” software to culture changes the identity of everything that a culture is made from1

Lev MANOVITCH, Software takes command, New York, Bloomsbury Publishing Inc, 2013, p. 32-33.

3. Problématisation

L’argument de Lev Manovich est que les logiciels constituent un nouveau médium qui transforme l’ensemble de la culture. Toutefois, il opère aussi dans ce livre une prise de distance par rapport à la notion de médium et à ses anciennes analyses. Dans Le langage des nouveaux médias2, paru une dizaine d’années plus tôt, Lev Manovich proposait une approche moderniste des médias. Sa thèse était que les productions médiatiques doivent manifester ce qui est fondamentalement constitutif de ce médium : la base de données. Dans Software takes command, Lev Manovich remet en cause ce parti pris. Il critique notamment l’idée qu’il serait possible de comprendre les nouveaux médias en les ramenant à leur nature computationnelle. Ce qui l’intéresse au contraire, ce sont les interfaces graphiques, qui permettent à la fois une mise à distance de cette infrastructure et le développement de nouveaux usages. Il met ainsi l’accent sur la diversité des logiciels et de leurs effets. C’est pourquoi il utilise la métaphore de la culture : de la même manière qu’il peut y avoir une très grande diversité de cultures sur une même base biologique, il peut y avoir une très grande diversité de logiciels sur une même base technologique. Toutefois, Manovich ne perd pas complètement de vu dans ces analyses ce qui fait la spécificité des médias numériques. Car, l’une des idées qu’il avance est que les logiciels transforment la culture parce qu’ils permettent de nouvelles possibilités de combinaisons d’hybridations. Or, une telle possibilité liée au médium. Puisque dans les médias numériques toute l’information est représentée de manière homogène, ces médias favorisent des associations qui étaient auparavant impossibles, ou au moins plus complexes à réaliser.

Jérémie ELALOUF, Maître de conférences en design à l’Université Toulouse Jean Jaurès, Institut Supérieur Couleur, Image, Design (ISCID), Centre universitaire de Tarn-et-Garonne.


  1. « J’utilise délibérément la métaphore d’une nouvelle dimension. Les “logiciels culturels” ne sont pas simplement un nouvel objet – peu importe sa taille ou son importance – qui serait apparu dans l’espace que nous qualifions de “culturel”. Ainsi, il ne serait pas pertinent de considérer seulement les logiciels comme un nouveau terme pouvant être ajouté à l’ensemble comprenant la musique, la communication visuelle, les espaces bâtis, les modes vestimentaires, les langages, l’alimentation, la culture de la nuit, la culture d’entreprise, les manières de parler, de se comporter et ainsi de suite. Il serait certainement intéressant d’étudier “la culture des logiciels” – les pratiques de programmation, les valeurs et les idéologies des programmeurs et des entreprises commercialisant des logiciels, la culture de la Silicon Valley ou de Bangalore, etc. Mais, si l’on se restreint à une telle approche, on passe à côté du rôle véritable des logiciels. De la même manière que l’alphabet, les mathématiques, l’imprimerie, le moteur à explosion, l’électricité et les circuits intégrés, les logiciels transforment et reconfigurent tout ce avec quoi ils sont en contact – ou au moins ils ont la capacité de le faire. De la même manière qu’ajouter une nouvelle dimension ajoute une nouvelle coordonnée à chaque point de l’espace, “ajouter” les logiciels à la culture transforme profondément tout ce dont la culture est composée. [Nous traduisons] » 

  2. Lev MANOVITCH, Le langage des nouveaux médias, Paris, Les presses du réel, 2010. Titre original : The Language of New Media, MIT Press, 2001.