1. Définition

L’usage le plus courant du terme « modalisation » appartient au domaine de la linguistique. Selon Le Robert1, en linguistique, ce terme correspond au fait de modaliser (un énoncé), de produire une marque ou un ensemble de marques formelles par lesquelles le sujet de l'énonciation exprime sa plus ou moins grande adhésion au contenu de l'énoncé. Le Trésor de la Langue Française2 définit et précise la modalisation comme une opération qui, mettant en œuvre des moyens linguistiques (morphologiques, lexicaux, syntaxiques, intonatifs), fait apparaître l'attitude du sujet parlant vis-à-vis de la vérité de ce qu'il énonce. Dans un contexte plus médical, Hisashi Mizuno entend le terme de «modalisation» comme la manifestation de la subjectivité, avec un certain recul, du malade lorsqu’il s’exprime. Ce recul étant un signe de la convalescence3.

Dans « Le point de la désillusion dans la prose narrative contemporaine », Cécile Narjoux entend également le terme de modalisation comme la création de modes d’expression et, dans le cas de son analyse littéraire, comme la signalétique de l’intervention subjective de l’auteur. Mais elle fait ressortir une valeur jusqu’ici inconnue de la modalisation, celle du possible. Selon elle, le fait que l’auteur manifeste sans cesse sa subjectivité dans le récit par la modalisation suppose qu’il existe d’autres narrations possibles, d’autres subjectivités possibles. La modalisation apparaît alors non seulement comme la création de modes, mais comme la création de modes possibles parmi d’autres. Elle écrit :

« Ce double détachement, assorti de la modalisation, est signalétique de l’intervention du narrateur sur son énoncé. En somme, l’omniprésence du point signale ou souligne donc une activité énonciative forte dans ces récits, qui ne se satisfait pas de ce qui vient d’être énoncé, et suggère en permanence d’autres déroulés possibles de la trame narrative en démultipliant, très ponctuellement, les possibles narratifs ».

Narjoux, Cécile, « Le point de la désillusion dans la prose narrative contemporaine », Poétique, vol. 163, no. 3, 2010, p.330, [en ligne], URL : https://www-cairn-info.ezpaarse.univ-paris1.fr/revue-poetique-2010-3-page-325.htm

Cette valeur est précisément celle développée par Pierre-Damien Huyghe et appliquée au champ du design.

2. Du français à l’anglais

La racine commune au français et à l’anglais du terme « modalisation » provient du latin « modaliter » dont le Dictionary of Medieval Latin from British Sources4, donne la définition suivante : « by mode, modally».

La traduction anglophone littérale de « modalisation » est « modalization ». Ce terme est utilisé en linguistique et en littérature, où il prend exactement le même sens que le terme français dans ces mêmes champs. Mais il est si spécifique à ce champ qu’il n’en existe pas de définition dans les dictionnaires anglophones. Du français à l’anglais, la vastitude du terme « modalisation » se perd, car il s’agit strictement d’un procédé grammatical.

Cependant, si l’on entend « modalisation » comme la mise en place de modalités, les traductions anglaises du terme « modalité » peuvent, elles, sortir du champ de la linguistique. « Modality » correspond également au système « modal » en musique, différent du modèle « tonal », plus répandu. Les deux systèmes établissent des règles différentes selon lesquelles la musique s’écrit et s’analyse. En tant que condition, « mode », « form », « method » correspondent à la manière selon laquelle une chose fonctionne, les conditions selon lesquelles elle existe.

Le terme de « modalisation » et sa traduction permettent d’identifier un sens commun : la création de modes et de manières. Mais cette idée est bien plus implicite dans le terme anglophone.

3. Explication du concept

En linguistique, les outils mis en œuvre par la modalisation (adjectifs, locutions adverbiales,etc.) sont dits « modaux » ou « de modalité ». La modalisation crée donc de la modalité. Autrement dit, elle crée des modes, des manières. Dans « Le point de la désillusion dans la prose narrative contemporaine »5, Cécile Narjoux, maître de conférence à l'Université Paris-Sorbonne spécialisée en stylistique du texte littéraire, identifie, dans le cadre de cette analyse littéraire, la suggestion de « possibles narratifs », « d’autres déroulés possibles de la trame narrative » dans l’utilisation de la modalisation qu’en fait l’auteur analysé. Bien que le terme « modalisation » soit utilisé par Cécile Narjoux dans un registre linguistique, il a de commun la notion de «possibles » avec ce qu’en fait Pierre-Damien Huyghe dans Sociétés, services, utilités6. En effet, dans les deux cas, la modalisation suggère qu’elle emprunte un chemin plutôt qu’un autre. Elle se manifeste alors comme un possible parmi d’autres. L’utilisation du concept de « modalisation » par Pierre-Damien Huyghe dans le champ du design vise le fait de créer des modalités d’existence de ce qui peut servir, ce en quoi consiste le rôle du design. L’exemple de la chaise illustre bien cette idée : toutes les chaises ont la même utilité ; pourtant, aucune chaise n’est identique à une autre, précisément car chacune a été designée et modalisée de sorte à posséder des propriétés esthétiques, mais aussi techniques, propres. Le design comme modalisation procède alors d’un second degré : il tient à découvrir de nouvelles possibilités parmi la ou les possibilités déjà existantes. La possibilité existante correspond au service proposé par l’objet, tandis que le design cherche à trouver de nouvelles modalités selon lesquelles proposer ce même service.

4. Problématisation

Une fois le concept de modalisation établi, il serait légitime de se demander si tous les objets sont modalisables. N’existe-t-il pas des catégories d’objets dont la modalisation n’est plus possible, ou du moins limitée ? Quelles sont les limites de la modalisation ?

Dans certains cas, la modalisation est limitée par des conceptions, par des paradigmes. Dans « La formation du designer7 » Tomás Maldonado formule une critique de l’industrial design qui se développe aux États-Unis en tant qu’il favorise des « modifications de façade » des objets dans un but commercial, au détriment de « modifications fondamentales ». Dans le cas de l’industrial design, la modalisation des objets est limitée, car superficielle, au nom d’une « esthétique transitoire », s’adaptant aux effets de mode et à une culture visuelle. Ces objets pourraient être modalisés à nouveau et en profondeur, si le design cherchait à le faire. Dans le cas présent, la modalisation est limitée par le designer lui-même.

Mais il semble qu’une autre sorte de limite de la modalisation puisse-t-être atteinte chez certains objets : qu’en est-il de l’affordance ? Ce concept élaboré, entre autres, par Don Norman dans The Design of Everyday Things8, consiste en l’adéquation de la forme et de la fonction d’un objet, dans la mesure où la forme indique la fonction. Le problème apparaît lorsqu’un objet, au fur et à mesure des différentes modalisations qu’il subit, devient affordant. Sa forme atteint une certaine finalité, et les modalisations possibles de ce dernier deviennent uniformes et résiduelles. Du moins, ce, jusqu’à ce qu’ait lieu sa prochaine innovation. Pierre-Damien Huyghe envisage cette limite de la modalisation, bien qu’il ne parle pas spécifiquement d’affordance, affirmant que chaque cas où la modalisation devient résiduelle est différent. La modalisation se retrouve parfois réduite et bâclée, dans le but de créer des objets complaisants et attractifs, dans une société mondialisée et un contexte d’uniformisation de la culture. Le caractère actuel de ce que critiquait Maldonado est plus fort que jamais. Sans ruptures de paradigmes, il n’y a pas de réelle modalisation, et sans modalisation, il n’y a pas de design. Peut-être faut-il dépasser l’affordance, parce qu’elle symbolise la mort d’un objet et qu’elle est la mort de la modalisation. Le défi de la modalisation de nos jours est certainement de s’affirmer plus que jamais comme la découverte de nouveaux possibles parmi les possibles, face à des problématiques telles que l’uniformisation des modes de vie, de consommation, ou encore la transition écologique.

Modalisation_1

Figure 1. Modalisation 1, Kyllian DELBOUIS

Modalisation_2

Figure 2. Modalisation 2, Kyllian DELBOUIS

Kyllian DELBOUIS, Licence 3 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.


  1. Dictionnaire Le Robert, [en ligne], URL : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/modalisation, consulté le 29.03.2023 

  2. Dictionnaire Le Trésor de La Langue Française, [en ligne], URL : http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=919170450, consulté le 29.03.2023 

  3. MIZUNO, Hisashi, «« Tout vit, tout agit, tout se correspond ». La folie poétique dans Aurélia de Gérard de Nerval », Revue d'histoire littéraire de la France, vol. 110, no. 2, 2010, p.340, [en ligne], URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2010-2-page-333.htm 

  4. Database of Latin Dictionaries, [en ligne], URL : http://clt.brepolis.net.ezpaarse.univ-paris1.fr/dld/pages/QuickSearch.aspx 

  5. NARJOUX, Cécile, « Le point de la désillusion dans la prose narrative contemporaine », Poétique, vol. 163, no. 3, 2010, p.330, [en ligne], URL : https://www-cairn-info.ezpaarse.univ-paris1.fr/revue-poetique-2010-3-page-325.htm 

  6. HUYGHE, Pierre-Damien, Sociétés, Services, Utilités : à quoi tient le design, Saint-Amand-Montrond, De l’incidence, 2018. 

  7. MALDONADO, Tomás, « La formazione del disegnatore industriale », Relazione al Congresso ICSID,Venezia, 196. 

  8. NORMAN, Donald, The Design of Everyday Things, Revised and Expanded Edition, New York, Basic Books, 2013.