1. Définition

Le terme « non-chose » apparaît dans Choses et non-choses, Esquisses phénoménologiques, écrit par Vilém Flusser. S’opposant aux choses, les non-choses, aussi appelées « informations » ou « pures non-choses », viennent progressivement se substituer aux choses, du fait de leur immatérialité : elles sont molles, insaisissables mais décodables. Le terme implique un jugement de valeur, l’effet de surprise provient du fait que les non-choses sont liées, dans la pensée de l’auteur avec l’information qui demeure un fait majeur et caractéristique de nos sociétés.

Plusieurs occurrences permettent d’avoir une définition plus complète du concept Non-chose. Premièrement, Flusser donne la définition d’information en procédant par une décomposition du mot. Ainsi, « in-formation » signifie « “forme dans” des choses ». D’ailleurs, « la base matérielle des nouvelles informations […] est méprisable », et ce qui intéresse l’homme c’est l’immatérialité qualifiée de «pure[s] non-choses parce que la main ne peut s’en saisir ». Le succès de la non-chose auprès de l’homme entraîne une forte demande. Par conséquent, « Ce producteur de choses qu’est le prolétariat devient minoritaire, tandis que ces producteurs de non-choses que sont les fonctionnaires et les apparatchiks constituent la majorité. »

FLUSSER Vilém, Choses et non-choses Esquisses phénoménologiques, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1996, p.99, 105 et 100.

2. De l’allemand au français

La version originale de Choses et non-choses, Esquisses phénoménologiques est écrite en allemand et s’intitule Dinge und Undinge Phänomenologische Skizzen. Le terme (Undinge) est un concept Allemand utilisé par Flusser, qui a été traduit par «Non-choses » en français. D’après une note de bas de page de la version française, le terme Undinge provient de l’expression « das ist ein Unding1 ». Ne faudrait-il pas traduire par choses absurdes ? cela mettrait plus l’accent sur le sens, ou plutôt l’absence de sens de ces choses, que sur leur statut ontologique…

Dans le texte d’origine, il paraît en outre légitime de relever certaines occurrences, du fait de leur traduction. Dans la traduction française de l'occurrence : «Undinge (non-choses) drigen gegenwärtig von allen Seiten in unsere Umwelt, und sie verdrängen die Dinge2. » ; « Undige » peut avoir une traduction plus péjorative et moins ontologiques, à savoir « impuretés ». De même, pour l’occurence «undingliche Informationen » (informations non chosales) peut se traduire par « informations non-pertinentes ». On peut également interroger la traduction de software par molesse dans le passage suivant :

« Die elektronischen Bilder auf dem Fernsehschirm, die in den Computern gelagerten Daten, all die Filmbänder und Mikrofilme, Hologramme und Programme, sind derartig » weich- (software)3 ».

Vilém FLUSSER, Dinge und Undinge Phänomenologische Skizzen, München, Edition Akzente Hanser, 1993, p. 81.

La mollesse est une fois de plus associée au software.

3. Explication du concept

Flusser distingue deux non-choses, qu’il divise en deux chapitres : « La non-choseI» et « La non-chose II ». Dans le premier chapitre, la non-chose est appelée «information ». Ces « informations » sont insaisissables, immatérielles, même si elles ont un contenant toujours matériel dont elles tendent à se détacher. Cela concerne les images électroniques ou les programmes, par exemple. D’ailleurs, Flusser associe la « non-chose » au « software », c’est-à-dire à quelque chose de mou, d’insaisissable avec les mains. L’homme est en quête de l’insaisissable, moins accessible que le saisissable (les choses) : par conséquent, les « non-choses » sont plus chères, du fait de la convoitise qu’elles excitent l’être humain préférant désormais consommer des informations.

Dans le second chapitre, Flusser évoque la notion de « pures non-choses ». Comme la main est destinée à saisir et détruire les choses, elle n’a donc plus de pouvoir sur les non-choses. Par conséquent, les informations sont « non consomptibles », car elles ne peuvent être détruites par les mains. Ainsi, c’est les bouts des doigts qui interviennent : ils deviennent décisionnaires, car ils décident ou non d’appuyer sur un bouton ou une touche, pour déclencher un revolver pré-programmé ou un programme de téléphone, par exemple. Toutefois, cette liberté est limitée, car c’est le programme de l’objet qui nous conditionne. C’est pourquoi l’auteur voit l’apparition des non-choses d’un mauvais œil.

4. Problématisation

Dans le chapitre de « La non-chose I », Flusser évoque la première révolution industrielle de la fin du XVIIIe siècle et, plus particulièrement, la proximité qu’il ; éprouve encore avec le « prolétariat » (producteur de choses) alors que ses propres enfants, nés dans la période où les « fonctionnaires » (producteurs de non-choses) prospèrent, ont perdu cette proximité4. La charge de Flusser semble s’inscrire dans le contexte de mise en crise du Design, à partir des années 60 ; le même contexte d’où émerge Design pour un monde réel où Victor Papanek n’épargne pas sa profession. Quand Flusser critique les non-choses, Papanek dénonce l’irresponsabilité des designers qui produisent des choses pernicieuses, sans aucune éthique ni morale : des gadgets qui nuisent à la planète, car composés de matériaux polluants, et qui n’ont d’autre fin que de relancer un marché saturé.

Reste à savoir si nous sommes prêts à nous séparer de certaines non-choses, tels nos ordinateurs, par exemple, ou nos smartphones…

5. Illustration

Figure 1. Schéma de la notion « non-chose », Marine PICHEL-DUQUENNE.

Marine PICHEL-DUQUENNE, Master 1 « Design, Arts, Médias » , Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. Qui se traduit en français par « c’est absurde». 

  2. En français : « Aujourd’hui, les non-choses (Undinge) pénètrent de tous côtés dans notre environnement, pour se substituer aux choses» : traduit de l’Allemand par Jean Mouchart. 

  3. En français : « Les images électroniques sur l’écran de télévision, les données stockées dans les ordinateurs, les microfilms et les bobines de film, les hologrammes et les programmesーtoutes ces choses sont tellement molles (software) » : traduit de l’Allemand par Jean Mouchart. 

  4. Cf. : « Ce producteur de choses qu’est le prolétariat devient minoritaire, tandis que ces producteurs de non-choses que sont les fonctionnaires et les apparatchiks constituent la majorité. » ; « Nous sommes plus proches de l’ouvrier et du bourgeois de la Révolution française que de nos propres enfants. De ces enfants qui jouent avec des appareils électroniques ». FLUSSER Vilém, Choses et non-choses Esquisses phénoménologiques, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 100 et p. 101-102.