1. Définition

La définition du terme « tendance » est, dans le langage courant, souvent associée à celle de « mode » dans le sens « être à la mode », révélant ainsi la corrélation qu’entretiennent indéniablement le système de tendances et la mode en tant qu’industrie. Cependant, la « tendance» peut s’étendre au-delà de celle-ci et s’apparenter à un mouvement social d’influence témoignant de « changements récurrents, relatifs et publics1 ».

Afin d’approfondir cette définition sommaire, mentionnons que le terme « tendance » s’apparente davantage à un mouvement ou un déplacement qui possède un point de départ et évolue vers un point d’arrivée. Dans sa définition première et synonyme de propension, une « tendance » est une « disposition particulière ou impulsion, qui porte quelqu'un à agir, à se comporter ou à se développer d'une certaine façon. » ou également une « orientation commune à un groupe de personnes, à une collectivité ». En psychologie et philosophie, la « tendance » est définie comme un :

« principe dynamique, une puissance d'action, inné(e) ou acquis(e), qui dirige (l’Homme) vers une fin, un acte ou un comportement, dont l'obtention procure généralement du plaisir ».

Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, [EN LIGNE], URL : https://www.cnrtl.fr/definition/tendance, consulté le 20/03/2022.

Polysémique, ce terme peut rapidement être interprété de manière contradictoire ou incohérente dans le sens où, et Guillaume Erner l’évoque dans son ouvrage Sociologie des tendances :

« les mécanismes par lesquels les volontés individuelles s’agrègent pour donner naissance à une volonté collective sont parmi les phénomènes les plus complexes à expliquer en sociologie ».

ERNER, Guillaume, Sociologie des tendances, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je ? , 2020, p. 123.

En effet, l’interprétation du mot « tendance » se voit freinée par notre croyance commune d’être contraints collectivement et dépendants de phénomènes qui nous dépassent. Les individus cherchent, dans les tendances, une logique qui influencent leurs actions, leurs choix ou leurs goûts sans prendre conscience de leur part de responsabilité. C’est en ce point Guillaume Erner pose le paradoxe du terme et prend appuie sur la mode qui est le concept le plus révélateur d’une forme « d’aliénation de l’individu aux contraintes sociales ».

La citation suivante, tirée même auteur, illustre la complexité de la nature des éléments que l’on considère comme étant des « tendances ». Si une « tendance » peut être de nature «fonctionnelle » et régit par des changements technologiques, politiques ou économiques, elle peut également être de nature « non fonctionnelle » et dépendre de changements externes à ces domaines où agissent notre libre-arbitre et nos goûts :

« Dans le langage quotidien, ce terme trouve des acceptions très différentes. La presse peut ainsi trouver que les yachts privés et les vélos sont tendances, qualifier de la même manière des mouvements minoritaires et d’autres, au contraire, incontournables. En somme, le même mot sert à nommer les mouvements de fond de la société et des phénomènes souterrains peut-être condamnés à rester invisibles. Plus encore : la notion de tendance peut désigner des phénomènes futiles comme des sujets autrement plus sérieux. Enfin, si par moments ce terme désigne des phénomènes marchands, il vise aussi des objets qui ignorent toute logique économique comme une manière de porter un vêtement ou la diffusion rapide d’une expression. »

ERNER, Guillaume, Sociologie des tendances, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je ? , 2020, p. 7.

La création d’une « tendance » serait reliée à l’adoption d’un comportement par un groupe social, limité dans le temps, avec pour objectif de se conformer à une situation appropriée pour ce temps spécifique. Leur diffusion s’appuie sur des dynamiques d’imitation, de distinction et de conformisme au sein d’une société fluctuant entre rivalité et concordance qui renforce les phénomènes de domination et écarte toute logique individualiste.

2. Du français à plusieurs autres langues

Le terme français de « tendance » a connu un glissement sémantique en passant de « mode » à « tendance ». Une « tendance » pourrait alors se traduire en anglais par « tendency » et en allemand par « tendenz ». De ce fait, ce terme est intrinsèquement associé aux phénomènes d’influence liés à la mode et son utilisation théorique résulte de cette évolution. La diversité des approches du concept peut donc contribuer à son manque de cohérence actuelle. Néanmoins, malgré le développement d’approches devenues contradictoires au fil du temps, celles-ci demeurent valables lorsqu’elles sont contextualisées à une certaine époque et qu’elles s’ancrent dans un environnement social spécifique. Les deux citations suivantes illustrent ce propos :

« So ist die Mode nichts anderes als eine besondere unter den vielen Lebensformen, durch die man die Tendenz nach sozialer. Egalisierung mit der nach individueller Unterschiedenheit und Abwechslung in einem einheitlichen Tun zusammenführt2 ».

SIMMEL Georg, « Philosophie der Mode », in SIMMEL Georg, Moderne Zeitfragen, Berlin, Hans Landsberg, N°. 11, 1905, p. 3 ; Unter dem Titel « Die Mode », in SIMMEL Georg, Philosophische Kultur, Leipzig, Gesammelte Essais, 1911, p. 32.

D’après la théorie simmelienne, les tendances sont dépendantes des dynamiques sociologiques qui mettent en tension les phénomènes d’imitation et de distinction illustrant son concept du « ruissellement », aussi appelé « trickle-down » ; c’est-à-dire un mimétisme des tendances adoptées des classes supérieures par les classes moyennes. Cependant, une autre approche des tendances, dans une logique interne à la mode, est défendue par Alfred Louis Kroeber dans ce passage :

« Since the continuity of tendency in one direction for seventy years establishes a periodicity of about a century and a half, if the change in this feature of dress follows a symmetrically recurrent plan. There is something impressive in the largeness of these lapses of time. We are all in the habit of talking glibly of how this year’s fashion upsets that of last year. […] They are driven into our attention, and soon leave a blurred but overwhelming impression of incalculably chaotic fluctuations, of reversals that are at once bewildering and meaningless, of a sort of lightning-like prestidigitation to which we bow in dumb recognition of its uncontrollability3 ».

KROEBER, Alfred Louis, « On the principle of order in civilizationas exemplified by changes of fashion », in American Anthropologist, vol. 21, no. 3, 1919, p. 258. [EN LIGNE], URL : http://www.jstor.org/stable/660477, consulté le 20/03/2022.

En proposant une étude précise et étendue dans le temps sur une spécificité d’une tendance stylistique, Kroeber démontre l’existence d’une cyclicité. En d’autres termes, cette spécificité, suite à une progression complète ascendante puis descendante, retourne à son statut d’origine4.

3. Explication du concept et problématisation

Le concept de « tendance » appliqué à tous domaines confondus peut se dédoubler en deux approches : d’une part, les tendances peuvent être décrétées par certaines organisations et institutions socio-économiques telles que les industries de la création, d’autre part, elles peuvent être le fruit d’un mouvement, de transformations socio-culturelles.

Dans Sociologie de la mode, Frédéric Godart prend appuie sur la centralisation5 qui, dans la sphère de la mode, prend le rôle de coordinateur de ces tendances qui sont définies par des acteurs spécifiques créant des styles et des designs dans des espaces propices à leur développement – comme l’illustre, à l’échelle mondiale, la dynamique des capitales de la mode qui assoient une forme de gouvernance puissante. – Si les tendances émergeaient autrefois de facteurs externes à la mode, depuis la Renaissance où elle trouve son émancipation, la mode est devenue autonome6 en répondant à ses propres logiques, ses propres codes. Dans ce contexte, le concept de « tendance » est complémentaire à celui de « style » qui se réfèrent aux changements de celle-ci. Les styles sont alors perçus comme des associations de diverses influences stables, notamment incarnées par les sous-cultures7, et deviennent sources de références. Le design se nourrit de ces tendances stylistiques en les réinterprétant de manière récurrente en fonction du rythme imposé par l’industrie. Les tendances ne relèvent pas du hasard mais de mécanismes de concertation qui contestent - selon le modèle simmelien - la volonté de différenciation entre les classes mais témoignent de la démocratisation de l’envie d’être « à la mode8 ». Ce concept interpelle donc la question de la diffusion qui s’effectue selon deux logiques : celle des « engouements » et celle des « modes9» : la première est imprévisible car issue de la théorie de l’imitation, tandis que la deuxième est structurée, plus durable car issue des mouvements contrôlés par les puissances de la sphère de la mode. Avec l’étude de Kroeber, la notion de « cycles » s’impose et permet de comprendre que les tendances ne se décident pas dans un « vide social10 » mais dans des perspectives internes, donc endogènes, mais aussi externes, donc exogènes, à la mode.

Les « tendances », en traduisant ces mouvements et une certaine pluralité sémiotique due aux signaux identitaires qu’elles incluent, figurent le passage d’une activité moralement désapprouvée à un archétype à suivre pour toutes les industries. Ce glissement entraîne une émancipation du besoin fonctionnel instantané, et donc de la durée de vie des produits et des tendances stylistiques qu’ils présentent, dans une optique de sur-stimulation du désir de consommation qui vient contrer les effets de concurrences : un modèle dont les origines se reconnaissent dans le luxe et qui engendre l’affirmation pionnière du capitalisme.

Nous sommes alors en mesure de questionner les limites de ce concept qui s’épanouit parfaitement dans nos sociétés industrialisées où la rapidité prédomine et l’immédiateté est attendue. Cependant, les pratiques liées à cette consommation de masse n’invalident-elles pas le phénomène de « tendance » en provoquant une conception post-moderne11 qui ouvre des espaces non-hiérarchisés ? À l’inverse, le concept a-t-il encore sa place dans un monde instable où les enjeux cruciaux, tels que le social ou l’environnement, semblent aujourd’hui s’orienter autour de la durabilité et de l’éthique ? Dans son approche actuelle, le système même de « tendances » est donc fondamentalement paradoxal et son évolution s’appréhende à travers un double questionnement. Comme le démontre Frédéric Godart, les tendances sont au cœur d’une forme de convergence qui, par l’accélération et l’expansion des méthodes de production et de conception à l’instar de la mode rapide, est vouée à disparaître. Parallèlement, la prise de conscience environnementale induit une volonté de reconsidération des cycles de production et de consommation qui se veulent plus durables, remettant ainsi en cause tout le système de tendance construit et organisé autour des saisonnalités. De surcroît, cette dynamique pourrait considérablement impacter l’autonomie de ces tendances stylistiques dans la mesure où nos désirs et nos goûts ne découleraient plus de conditions internes telles que l’esthétique mais de conditions externes, entre autres, écologiques.

4. Illustration

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Figure 1. Confrontation entre le modèle Simmelien d’imitation et de distinction et le modèle cyclique des tendances, Salomé Vignaud.

Salomé VIGNAUD, Licence 3 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. GODART, Frédéric, Sociologie de la mode, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2016, p. 104. 

  2. « La mode n'est-elle rien d'autre que l'une des nombreuses formes de vie à travers lesquelles se trouvent réunies dans une unité d'action la tendance à l'égalisation sociale d'une part et la tendance à la différenciation individuelle et à la variation d'autre part. » : traduit de l’Allemand au français par Arthur LOCHMANN dans SIMMEL, Georg, Philosophie de la Mode, Paris, Allia, 2020, p. 12. 

  3. Nous pourrions traduire cette citation ainsi : « Puisque la continuité de tendance dans une direction pendant soixante-dix ans établit une périodicité d’environ un siècle et demi, le changement de cette caractéristique de la robe suit un plan symétriquement récurrent. Il y a quelque chose d’impressionnant dans l’ampleur de ces délais. Nous avons tous l’habitude de parler avec désinvolture de la façon dont la mode d’une année bouleverse celle de l’an passé. […] Elles [les tendances stylistiques] seront portées à notre attention et laisseront bientôt une incertaine mais imposante impression d’incalculables fluctuations chaotiques, de renversements qui sont à la fois déroutants et dénués de sens, une sorte de foudre telle une prestidigitation à laquelle nous nous inclinons en reconnaissance face à son caractère incontrôlable. » 

  4. GODART, Frédéric, Sociologie de la mode, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2016, p. 59. 

  5. GODART, Frédéric, Sociologie de la mode, op. cit.,* p. 26-47. 

  6. Ibidem, p. 28 et p. 37. 

  7. Ibid., p. 22-25. 

  8. Id., p. 53. 

  9. Id., p. 58-65. 

  10. Id., p. 61. 

  11. Id., p. 109.