Le meuble, le lieu, l'immeuble Une petite histoire de la modernité dans le siècle

BUREAU, bureau, bureaux. Le meuble, le lieu, l'immeuble. La vie quotidienne de millions de gens. Une forme de pouvoir, la bureaucratie. L'exposition qui accompagne les résultats du concours de design lancé par le ministère de la Culture et la délégation aux arts plastiques illustre divers aspects de cet « empire » dont le développement a accompagné celui de l'industrialisation au dix-neuvième siècle et qui, sur sa lancée, prenant les machines à son service, est en passe de la supplanter.

Histoire des formes, de 1900 à 2000, bazar de l'outillage, et un catalogue presque encyclopédique qui analyse les techniques et l'imagerie liées au bureau, dans la littérature, le cinéma, la peinture, et la « théorie » politique. Plusieurs toiles d'Edward Hopper, dont le troublant Office at night ont traversé l'Atlantique.

À travers l'objet, le bureau personnel, de prestige, des artistes, des dirigeants, ou le meuble fonctionnel, banalisé, des administrations publiques et privées, se dessine une petite histoire de la modernité dans le siècle. Généralement désolé de constater la faible diffusion des formes nouvelles du mobilier dans la vie ordinaire et le conservatisme coriace des familles attachées au buffet Henri II et aux chaises Louis XIII, on se console parfois en pensant que l'univers du travail, celui des affaires et du mouvement, s'adapte plus vite, et ose.

On sait, par exemple, que les émirs des états pétroliers se meublent en grandiose néo-Louis XIV et dévalisent les designers italiens pour équiper leurs ministères... En fait, le goût n'évolue pas si vite : le comble du « moderne » pour une grande entreprise, c'est encore le siège à piétement métallique souplement croisé dessiné par Mies van der Rohe dans les années vingt... Les plus beaux meubles imaginés au début du siècle sont restés des pièces uniques, des monstres, tandis que la production courante s'ingéniait à se recopier elle-même, au moins jusqu'aux années 60.

Avocats et notaires

C'est pourquoi la couleur, les matériaux plastiques et les éléments modulaires, déjà courants dans le secteur privé, vont tenter une « première » dans l'administration française, à l'occasion du concours du mobilier de bureau.

Le parcours historique de l'exposition offre, curieusement, un raccourci, un « précipité » de l'environnement contemporain : si différents soient-ils, tous les types, tous les styles présentés ici sont d'usage courant. Le commissaire général, Jean-François Grunfeld, raconte le mal qu'il a eu à « arracher au patron de la BNP », qui s'en sert, le bureau 1900 du directeur du Comptoir d'escompte : bois sombre, moulures et raffinement bourgeois, présenté ici dans l'atmosphère opaque et confinée de l'époque, celle aujourd'hui encore de bien des cabinets d'assurances, d'avocats ou de notaires.

Au tournant du siècle, le choc des styles apparaît, comme en architecture, de manière éclatante : rigueur froide, nudité sombre des bureaux personnels des Viennois Josef Hoffmann et Otto Wagner, opposées aux courbes généreuses de l'art nouveau (Henri van de Velde) et aux rocailles de Jansen ; coquetterie sobre d'un meuble de Mackintosh. La finesse de la marqueterie est mise au service d'un strict travail de géométrie pour une armoire à surprises de Koloman Moser (Vienne encore), où le fauteuil parfaitement cubique s'encastre et disparaît dans un ensemble à tiroirs et abattants, comme une malle-cabine. Belles bêtes !

« Le grand art vit de moyens pauvres », proclame Le Corbusier en 1925 dans sa croisade contre l'art décoratif. Les rutilances vont à l'eau. L'esprit de l'architecture s'affirme. Objets utilitaires, malles-cabines justement, articles de catalogue, meubles de bureau en métal (« Ceci est froid et brutal, mais c'est juste et vrai »), illustrent les articles de l'Esprit nouveau, où il dresse l'inventaire des besoins types et des meubles types.

Acier, dalles de verre brut, poli sur une face, bois laqué, arrivent dans les fourgons de l'art moderne. Là encore, des « pièces » uniques, signées : laque et poignées de métal pour un Ruhlmann, blocs-tiroirs en métal sous une dalle de verre pour le bureau de Marcel L'Herbier dont on a voulu évoquer ici le décor de l'Inhumaine (1923).

Aujourd'hui, ces formes simples paraissent toujours aussi neuves, et leurs astuces (éclairage escamotable, calculé au plus juste pour la lecture, par exemple) ne sont pas commercialisées. Sinon, à des prix de gadget de luxe, les copies de certaines étrangetés : comme rongé par la vie au grand air, ce bureau de zinc dessiné par Michel Dufet pour la Compagnie asturienne des mines, avec coulisses et plateaux circulaires, théâtral et malcommode, et le fauteuil couvert de faux zèbre qui l'accompagne.

Montrées dans une pièce à part, sorte de chapelle ardente aux mânes du grand despote puritain de l'architecture américaine, les créations de Frank Lloyd Wright sont, elles, sorties en série : le mobilier du Larkin Building (1904), inspiré du matériel d'usine, a des airs de chambre des tortures.

Tandis que les chercheurs cherchent et que les héritiers du Bauhaus figurent, tout de même, dans l'inépuisable catalogue de la maison Thonet, maître du bois tourné et militante de l'innovation, les fabricants normaux s'enferment, dans les années 30, dans les stéréotypes : on peut toucher du doigt l'épaisseur du conformisme en tapotant ce bureau à rideau coulissant, type Rolltop, sans doute sorti à des millions d'exemplaires ; il est déjà en métal, mais il est peint, camouflé en faux bois, pour rassurer les clients.

Cinquante ans plus tard, le panorama est aussi contrasté. L'administration publique – mais pas elle seulement – travaille toujours dans le vert-de-gris des armoires métalliques et des bureaux dont les tiroirs grincent et claquent comme des portières. Et les entreprises qui ont pris leurs quartiers de modernité dans ces tours climatisées et instauré, bon gré, mal gré, le bureau « paysagé » le regrettent parfois.

Version aimable du « pool » comptable où un chef pouvait surveiller des dizaines d'employées attelées aux machines, comme à l'usine, ou de ces bureaux panoptiques, comme il en existe par exemple chez ce constructeur du nord de la France, installés dans une cage de verre circulaire, au milieu de tout son monde, le bureau « paysagé » se condamne lui-même le jour où chacun, à coup de cloisons et de plantes vertes, rentre dans sa coquille.

Plus de chef sur le dos

L'après-guerre a été riche de théories successives. Aux États-Unis, Probst et Nelson mettent au point, pour la firme Herman Miller, le principe de l’Action Office, le bureau actif, efficace. On cherche un équilibre entre la souplesse des contacts, les facilités de réunion de travail en équipe et le confort, le calme nécessaire au travail individuel... Le vocabulaire courant témoigne des modes de vie au bureau : on ne veut pas « avoir son chef sur le dos », mais on se raconte les « bruits de couloir », preuve que ce lieu des immeubles traditionnels remplit une fonction précise, pour les réunions les plus informelles.

Immuables par-delà les styles, des symboles demeurent. Le territoire, la dimension du bureau sont proportionnels au rang hiérarchique : on raconte pour rire que, lors des déménagements liés aux changements d'organigramme fréquents dans l'ancien ORTF, le titulaire d'un bureau de chef (le meuble) ne parvenait pas à le faire entrer dans son nouveau bureau (la pièce).

Le petit personnel travaille entassé, derrière des bureaux encombrés. Le chef réfléchit devant un décor sobre, nu, dépouillé. Il peut compter les pas de son visiteur, ou aller à sa rencontre. Le futur ministère des finances respectera les convenances : 12 mètres carrés pour un fonctionnaire, 18 mètres carrés pour deux, 80 pour le ministre. Mais on a prévu des bureaux cloisonnés, traditionnels, preuve que l'expérience du « paysagé » n'emporte pas la satisfaction des usagers.

Conçu pour favoriser la communication, le système des bureaux ouverts crée une promiscuité qui la tue. Et la construction, par Hermann Hertzberger, de l'immeuble de Central Beheer, en 1974, est considérée comme une piste intéressante : espaces diversifiés, ouverture, espaces communs, et aires de retrait, avec une personnalisation très marquée du lieu de travail, chacun étant invité à apporter ses meubles !

Revenus du fouillis du dix-neuvième siècle et des espaces clairs, ouverts et fonctionnels des années 60, on pourrait privilégier à nouveau des valeurs traditionnelles. D'un côté, le terminal d'ordinateur ; de l'autre, son tapis de prière et son vieux fauteuil.

« Le simulacre de vaisseau spatial ou de laboratoire n'est plus de mise et relève de la mystification, estime François Barre, l'un des membres du jury. Plus la technique va se développer, et moins il y aura de différence entre le bureau et chez soi. On ne porte plus de vêtements de travail en semaine. Ce sera la même chose ». Tant pis pour Le Corbusier, qui voulait que l'on quittât les « royaumes angoissants de la fantaisie et de l'incongru ».

© Michèle Champenois