Sur cette terre pour créer

Jean Prouvé est une figure de l'architecture1. Est-ce parce qu'il n'est pas de la corporation ? Il est ingénieur, et garde à quatre-vingts ans une fraîcheur de jugement, une disponibilité aimable qui le font citer comme référence par plusieurs générations de praticiens, des modernes aux « post », des conservateurs aux ex-gauchistes, par-delà les lisières barbelées des « écoles ». Le génie inventif de Prouvé, son humanisme, ont été récompensés aux Pays-Bas par le prix Érasme. En France, une exposition, un peu sommaire, présente actuellement son œuvre au Musée des arts décoratifs (« le Monde » du 10 février). Il est resté longtemps à l'écart des honneurs, des académies et des étiquettes. Mais Jean Prouvé, toujours modeste et fermé, n'a pas adouci la verdeur de ses propos à l'égard d'institutions dont il conteste l'utilité.

L'INSCRIPTION à l'ordre ? dit Jean Prouvé. Il y a longtemps que j'aurais pu le faire. Mais j'ai des idées très arrêtées. Quand on me l'a proposé, c'était bien tard, et je ne vois pas pourquoi les architectes ont besoin d'une loi pour faire de l'architecture, ou d'un ordre pour se défendre corporativement. Je ne l'ai jamais caché. Ce n'est pas à la fin de ma vie que je vais changer d'avis. Ce serait de l'opportunisme. J'ai été outré des barrages que l'on dressait devant moi. L'inconvénient, c'est que je ne peux pas prendre un chantier en mon nom propre...

- Votre cheminement personnel est très particulier...

- Oui. Je suis venu au monde à l'école de Nancy... C'était des révolutionnaires. Mon père en était et je suis le filleul de Gallé. Ils avaient rassemblé en Lorraine des esprits ouverts, artistes, artisans, industriels, commerçants, poètes, etc. Tout ce qu'il faut pour procéder efficacement à une révolution culturelle, à la création d'un art d'époque.

Ils avaient une loi qui m'a été inculquée : l'homme quel qu'il soit, doit s'interdire de copier, de plagier. Il est sur cette terre pour créer, mais ne peut se le permettre qu'avec un bagage culturel important. On ne part jamais de zéro... J'étais imprégné de ces idées.

Ma vie a été conditionnée par ma situation familiale. Mon père était peintre, il avait sept enfants, j'ai dû gagner ma vie à seize ans, interrompre mes études. J'ai été ouvrier forgeron à Paris, tout en étant accueilli dans une famille d'intellectuels et dans le monde universitaire. C'était une chance, la meilleure école qu'on puisse imaginer. J'en ai tiré parti.

En 1923, avec l'aide d'un mécène nancéien, ami de ma famille, j'ai pu créer un atelier qui a grandi. De la ferronnerie, on est très vite passé au bâtiment et à des propositions de constructions originales, à des ensembles architecturaux que je composais.

Petit à petit, mon travail a obtenu une réputation mondiale. Au début, j'étais seul. En 1950, nous étions trois cents. J'avais toujours pensé que les architectes doivent réintégrer l’entreprise. Mais ils ne veulent pas ; ils disent : « Nous sommes des artistes... libéraux ». Pourtant il faut couler le béton, assembler des bouts de bois...

Ils ont perdu le contrôle de leur métier parce qu'ils sont dominés par les entreprises. Je suis hostile à la position libérale de l'architecte. En position libérale, on ne peut pas construire une tour, un quartier. À la différence de beaucoup d'autres, j'ai pratiqué, je ne me suis pas contenté de dire.

En 1936, j'ai fait le marché de Clichy, pour Lods. Pendant dix ans, j'ai travaillé pour lui. Il m'aurait ruiné ; d'ailleurs, il l'a fait, en partie. C'était un broyeur...

La « Maison du peuple » a eu un grand retentissement international. On ne peut pas la classer encore, parce que Beaudouin n'est pas mort. Il y avait un tas d'innovations qui ont compté, une façon de modeler la construction en faisant des structures enveloppées... ; c'est interdit maintenant parce que les commissions de sécurité sont draconiennes, et que les bétonniers se défendent bien.

En fait, en cas d'incendie, quand arrive le moment où le bâtiment va tomber, il n'y a déjà plus un être vivant en-dessous. Mais si on restaurait Clichy, on m'imposerait sans doute d'habiller la structure de béton. Pourtant, je ne suis pas de ces gens à m'insurger contre les règlements...

Les occasions manquées

- L'architecture et l'industrie, un mariage raté ?

- L'industrie produit des matériaux. Je ne crois pas à la politique des « composants » préfabriqués que l'on combinerait indéfiniment entre eux. Je vois plutôt un compte à rebours : on ne peut pas proposer un élément de bâtiment, car on ne pourra pas ensuite le diffuser.

Lods a continué à faire une architecture à base de boulons, en deçà de ce que nous avions fait ensemble. La Grand-Mare, à Rouen, ce n'est pas bon. C'est du modernisme de principe qui a coûté plus cher. En fait, il n'a pas révélé une architecture ; il a régressé.

- Vous gardez sans doute un même souvenir de votre collaboration avec d'autres architectes.

- J'ai travaillé pendant dix ans avec Beaudouin. J'ai collaboré avec Zehrfuss, Dufau, les mandarins. Pendant plus de soixante ans, j'ai eu des relations excellentes avec eux. J'étais un fournisseur. Cela m'a permis d'assister à leur déclin et de comprendre. Leur façon de travailler n'était plus défendable. Leur position dans l'économie n'est plus valable. Ils sont en marge.

- Vous avez présidé le jury de Beaubourg ?

- En effet. On savait que les jurys français étaient truqués. C'était le premier concours international : on voulait un jury original dans sa composition.

Quand les gens ont appris que ce n'était pas un Français qui gagnait, il y a eu des réactions terribles... Mais c'est miraculeux : les lauréats ont construit.

C'est un grand coup de poing à l'estomac. L'importance de la structure métallique n'était pas discernable à ce moment-là ; c'était un projet d'idée.

Depuis, Richard Rogers a construit une usine à Quimper. C'est élégant, astucieux, d'époque. Une architecture que nos architectes n'admettent pas.

- Les post-modernes ?

- Je suis atterré. C'est une faiblesse de se reporter au passé, au rappel de vies antérieures. C'est une réaction contre Le Corbusier en méconnaissance profonde de sa pensée. C'est un peu facile d'accuser lorsqu'on n'a pas su interpréter. On constate une sorte d'impuissance, d'incapacité à harmoniser l'architecture aux conditions scientifiques de notre époque, sous prétexte d'humanisme.

- Le Corbusier avait raison ?

- Il faut se reporter à l'époque. Le Corbusier a tenté d'éveiller les esprits à l'ère industrielle, contre l'esprit académique. Jamais il n'a pu faire la démonstration de ses idées sur l'urbanisme, car on ne lui a rien confié. Pour moi, Le Corbusier reste une occasion manquée.

Aujourd'hui, on fait le décor du Châtelet, mais j'espère que c'est bientôt fini. L'architecture est une chose simple, on en fait une chose compliquée. Nous avons tellement d'exemples cohérents, en Bretagne, en Savoie. L'émotion que nous ressentons devant ce patrimoine est une émotion technique. Devant une église romane, on est subjugué et agréablement choqué par la valeur « technique » qui compose cette architecture. Or, le mot « technique » est un mot grossier...

Devant une véritable chaumière normande, nous sommes émus parce que la forme est belle. Je suis comme tout le monde, sensible à une belle forme. Elle n'est pas gratuite. Des mains d'artisan l'ont produite en dominant les techniques ; ce qu'on ne sait plus faire, alors qu'on invente le turbotrain...

Le logement idéal ? Les baraques de chantier Algeco. À part cela, rien qui m'apparaisse totalement d'époque.

J'ai pas mal d'idées communes avec Émile Aillaud. Je l'admire beaucoup, bien qu'il soit surtout un décorateur. C'est lui qui a fait les meilleures H.L.M...

© Michèle Champenois


  1. [Michèle Champenois est journaliste, critique d'architecture et de design. Elle a écrit sur ces sujets, pour Le Monde, dès les années 80, puis au Monde 2, de 2004 à 2009. Elle est l'auteur d'Andrée Putman, ambassadrice du style (Skira Flammarion, 2010) ; elle a postfacé Chroniques d'un portraitiste, Gérard Rondeau 1986-2006 (Le Seuil, 2006), ce qui confirme son intérêt pour le genre « portrait ».]