Le design au-delà de l'esthétique « Passage du témoin » de Jean-François Lyotard à François Burkhardt.

Sous le titre « Passage du témoin », Le Monde propose chaque semaine sur France-Culture un dialogue, animé par Thomas Ferenczi, entre deux personnalités engagées dans les débats d'idées de notre temps1. Chaque invité choisit, d'une émission à l'autre, son interlocuteur ; ainsi Jean-François Lyotard, qui était interrogé au cours du précédent entretien par Jacques Derrida, passe-t-il aujourd'hui le « témoin » à François Burkhardt. Nous présentons les principaux extraits de cette conversation.


J.-F. Lyotard. À l'Institut polytechnique de philosophie de Paris-VIII, nous avons fait l'hypothèse que, dans le contexte de crise des idéaux modernes, la réflexion philosophique doit s'aventurer hors de la place que lui fixaient ces idéaux dans les institutions - notamment universitaires - et qu'elle doit accepter et élaborer sa diaspora. C'est la même hypothèse qui guide l'exposition que nous préparons actuellement à Beaubourg avec T. Chaput et l'équipe du CCI, qui en est le maître d'œuvre.

La principale difficulté est, dans ce dernier cas, de concilier, ou plutôt d'articuler, une exigence authentiquement philosophique, un travail disons d'écriture, avec son inscription sur des supports médiatiques dont la finalité reconnue n'est pas en général celle-là. Un véritable travail de création est-il compatible avec un projet démocratique, au sens de la démocratie de masse ? C'est là une question en définitive politique, à laquelle vous avez été également confronté dans le cadre de vos diverses activités.

Le Centre international du design à Berlin a été l'un des centres mondiaux de la réflexion sur la crise actuelle du design que menace, selon vous, un double écueil. Authentique et de qualité, il se nie lui-même en tant que design puisque son chiffre de vente plafonne à 10 % ; à l'inverse, largement diffusé, il risque de tomber dans la trivialité. Quelle alternative recherchez-vous à la crise que traverse aujourd'hui le design ?

F. Burkhardt. J'entends poursuivre au CCI mes travaux antérieurs sur le design, dans la même ligne politique...

T. Ferenczi. Pourriez-vous rappeler ce qu'est le design ?

F. Burkhardt. To design signifie planifier, programmer. Le mot est plus particulièrement utilisé dans le champ des gestes de création ; le designer est celui qui crée la forme de l'objet.

T. Ferenczi. Le terme s'applique généralement aux recherches sur le mobilier, l'objet industriel...

F. Burkhardt. Les Anglo-Saxons l'appliquent à tous les domaines... Les professionnels l'utilisent pour désigner, par opposition à un stade préindustrialisé de la production, la création industrielle et en série d'un objet.

T. Ferenczi. Sans considérations esthétiques ?

F. Burkhardt. Le souci esthétique est fondamental, puisque le véritable design suppose une intention de faire design, une intention créatrice de modeler l'objet. Il est un autre design qui n'est pas l'œuvre de ceux que les professionnels reconnaissent comme designers : c'est celui de la plus large diffusion.

La crise du design, qui n'est pas récente, affecte surtout le rapport de l'objet créé à la société environnante. Le design contemporain n'a plus grand-chose à voir avec le design fonctionnaliste des années 20, qui répondait, lui, à une demande sociale. Aujourd'hui, la production industrielle s'est, en quelque sorte, autonomisée par rapport aux besoins sociaux.

Une institution comme le CCI devrait s'efforcer de relier de nouveau les approches économiques et culturelles de la création industrielle, en tenant compte des besoins réels d'un grand public. Il faudrait entamer, dans le domaine du design, une discussion, jusqu'ici toujours négligée, sur le postmodernisme. Elle devrait porter non seulement sur l'esthétique, mais aussi sur les évolutions technologiques.

T. Ferenczi. Mais le postmodernisme, du moins en architecture, est plutôt retour au passé, pastiche même, qu'élan vers l'avenir...

F. Burkhardt. En effet, mais le design, quant à lui, n'a même pas encore abordé le sujet... L'architecture, et surtout la peinture, sont plus à même de répondre rapidement aux mutations culturelles. Les contraintes inhérentes à la production font que le design réagit toujours avec retard à l'émergence d'un nouveau mouvement. Programmer la création d'un nouveau produit est long et coûteux : c'est pourquoi la théorie de la continuité des formes qui prévaut auprès des designers convient aux industriels.

J.-F. Lyotard. N'y-a-t-il pas, dans les entreprises industrielles, des ateliers d'étude de la forme finale du produit qui tiennent compte des modes et des goûts du public ?

F. Burkhardt. Il faut distinguer le travail du styliste et celui du designer. Pour les professionnels, le styliste crée immédiatement les formes nouvelles imposées par la mode, sans suivre ni coordonner la production de l'objet depuis sa conception jusqu'à sa réalisation, tâche du designer. Mais on aurait tort de croire qu'il est facile d'épouser la mode, surtout pour des produits très élaborés.

J.-F. Lyotard. Lors de l'exposition historique de Kassel en 1972, vous aviez la responsabilité du secteur « architecture et utopie ». Vous avez à cette occasion travaillé avec Ernst Bloch, penseur de l'utopie. Face à la crise des idéaux modernes, quelle place accordez-vous à l'architecture utopique ?

F. Burkhardt. J'ai appris de Ernst Bloch le caractère fondamental de l'utopie pour une société : pour améliorer le présent, il faut d'abord avoir une vision de l'avenir. L'architecture, de tous les arts, entretient un lien privilégié au futur. Si elle se met au service de la société, comme elle voudrait l'être, elle contribue à l'amélioration de l'ambiante futur. Plus importante alors que la question des styles, est celle du rôle qu'on lui assigne dans cette tâche utopique. Il nous appartient, à nous architectes, designers... de mettre en avant une idée du futur. C'est sur ce point qu'il conviendrait de revoir le discours de l'architecture post-moderne.

T. Ferenczi. Quel lien y a-t-il, Jean-François Lyotard, entre le postmodernisme des architectes et celui que vous vous efforcez de penser ?

J.-F. Lyotard. J'ai emprunté, pour ma part, ce terme aux critiques littéraires américains. Toutefois, je ne crois pas qu'on puisse épuiser le thème sous-jacent au mot au moyen des définitions qu'en donnent ces critiques ou les architectes dits postmodernes. Loin de se réduire à un éclectisme souvent cynique, le postmodernisme, qui exprime le déclin des idéaux modernes, a, selon moi, pour tâche de perpétuer le travail des avant-gardes sans cependant se légitimer par ces idéaux.

J.-F. Lyotard. François Burkhardt, vous avez occupé nombre de postes importants dans diverses institutions culturelles. Vous avez également organisé de nombreuses expériences « antimusée ». Ne vous sentez-vous pas déchiré entre l'exercice de ces responsabilités et les exigences d'un travail d'avant-garde ? La tâche d'émancipation culturelle fixée par la modernité est-elle compatible avec le questionnement authentique d'un domaine artistique ? Comment situez-vous vos expériences à l'intérieur de cette contradiction ?

F. Burkhardt. Je ne me sens pas du tout déchiré entre art et culture : mon seul engagement est d'essayer par mes activités de contribuer à une évolution sociale et culturelle. À Hambourg comme à Berlin, nous avons essayé de faire travailler les artistes avec le public en décentralisant le lieu culturel. Une hypothèse guidait les expériences antimusée que Bazen Brock et moi-même avons tentées : un travail culturel véritable requiert la participation active du public. Bien sûr, c'est difficile pour l'architecture ou le design... Mais nous pouvons toujours essayer de déceler, d'interpréter les vœux du public, et imaginer de là un programme de réalisations à soumettre aux industriels.

Lors d'une expérience interdisciplinaire forte intéressante menée avec un industriel italien, nous avions défini, sans le domaine de l'art de la table, un programme en contrepoint exact des programmes traditionnels de la production industrielle. Nous nous étions seulement attachés à tout ce que d'ordinaire elle négligeait, et notamment la perception de l'objet par l'utilisateur. Permettant aux industriels une nouvelle approche du design, nous nous acquittions, je crois, de notre tâche d'émancipation culturelle.

J'ai toujours essayé ainsi de proposer des alternatives, sans prendre position pour aucun mouvement culturel. L'essentiel est de savoir rapporter ce qui manque à ce qui est, les institutions culturelles ont là un rôle irremplaçable à jouer.

T. Ferenczi. Beaubourg lieu d'avant-garde et université populaire à la fois, n'est-ce pas contradictoire ?

F. Burkhardt. Il ne s'agit pas de faire de Beaubourg une université populaire. Mais recevoir 23 000 personnes par jour appelle, je crois, un programme pédagogique. Nous devons préparer ce public à la culture des 10 % que nous évoquions tout à l'heure... Il ne s'agit pas d'opposer deux esthétiques, triviale et...

T. Ferenczi. Élitiste...

F. Burkhardt. Je ne voulais pas employer le terme, mais puisque vous le faites... Il s'agit de préparer le public à une élévation du savoir. Plus une société maîtrise de savoirs, plus elle a de chances, me semble-t-il, de mieux résoudre ses problèmes.

J.-F. Lyotard. Sans doute, mais n'avez-vous pas eu, lors de votre expérience italienne notamment, l'impression d'être obligé de vous substituer au public pour en exprimer les vœux, parce qu'il ne sait pas formuler son désir ? Dans ces conditions, deux difficultés apparaissent.

D'abord, aucune enquête ne saisira jamais ce qui manque, qui par essence reste secret. Il vaudrait mieux essayer de mettre le public en situation de pouvoir reconnaître une sensibilité ou des attentes déjà présentes mais encore cachées.

Ensuite, le problème de la culture est analogue à celui de l'enseignement. Si l'on ne veut pas tomber dans la démagogie, il faut bien supporter l'idée que notre savoir ou notre savoir-faire est un peu supérieur à celui de notre public et que nous devons le lui transmettre. On ne peut échapper à ce dilemme : ou bien s'exposer à l'accusation d'élitisme ou bien manquer la tâche de culture en se contentant de faire plaisir au public et d'être récompensé par sa reconnaissance.

F. Burkhardt. J'ai eu l'occasion d'éprouver ce dilemme à Berlin. Le soutien reçu décroît souvent avec l'originalité et l'exigence de la politique menée. L'économie tente d'ailleurs de reprendre en main ce Centre où s'élaboraient de nouvelles théories originales sur le design.

En revanche, le CCI a la chance d'être l'unique centre de création industrielle où l'objectif de promotion industrielle ne prévaut pas sur ceux de culture et d'émancipation. Un tel modèle d'institution me paraît fondamental.

J.-F. Lyotard. Mais la crise des idéaux modernes atteint aussi l'idéal d'émancipation, celui des Lumières. En deux siècles, nous avons appris que le développement des technosciences, l'accroissement des richesses et du savoir, l'avancée des avant-gardes, la conquête des libertés démocratiques, ne conduisent pas nécessairement à un progrès universel pour l'humanité. Ne restez-vous pas « moderne » en invoquant l'émancipation ?

F. Burkhardt. Je n'ai pas de modèle alternatif tout prêt à opposer à celui de la modernité. Mais il faudrait, à un moment que tout le monde reconnaît comme un cap historique, construire de multiples modèles pour l'avenir. En effet, nous ne disposons que du seul modèle technocratique et positiviste pour la société postmoderne naissante. Or je crains qu'il ne privilégie la recherche à tout prix d'une productivité accrue, dont nous ignorons si elle conduit à un progrès pour la société. L'exposition que nous organisons avec J.-F. Lyotard devrait constituer une ouverture vers ces modèles.

Passer à une société postmoderne, c'est d'abord avoir une vision globale de cette société pour élaborer ensuite un programme concret de réalisations, au sens des utopies.

© Le Monde


  1. [Thomas Ferenzci (1944-...) est un journaliste français, ancien élève de l’École Nationale Supérieure, agrégé de Lettres classiques. Il a tout d’abord été correspondant du Monde à Bruxelles, Moscou, puis médiateur, directeur de la rédaction, critique au Monde des livres. Jean-François Lyotard (1924-1998) est philosophe, il est notamment connu pour son engagement politique et ses analyses relatives à la postmodernité. Pour un aperçu : https://www.universalis.fr/encyclopedie/jean-francois-lyotard/, consulté le 31 octobre 2021, ou https://www.scienceshumaines.com/jean-francois-lyotard-1924-1998-la-fin-des-grands-recits_fr_21377.html, consulté le 31 octobre 2021.

    François Burkhardt (1936 -...) est théoricien du design et de l'architecture. Professeur d'architecture dans plusieurs universités européennes (Allemagne, Italie, France et Autriche), il a notamment été directeur du Centre de création industrielle (Centre Georges Pompidou, Paris) de 1984 à 1990, et de l’IDZ (L’Internationales Design Zetrum) de Berlin, commissaire de nombreuses expositions internationales et directeur de la revue Domus.]