Alice Rawsthorn, « Chapitre 2. Repérez la différence : design et art ».

Alice Rawsthorn, “Chapter 2. Spot the difference: Design and Art” in Alice Rawsthorn Design as an Attitude, Genève, JRP|Editions et Dijon, les Presses du réel, 2020, p. 28-37.

Si les gens comprennent, il n'y a pas besoin d'expliquer. S'ils ne comprennent pas, il est inutile d'expliquer.
Jean Prouvé

Il existe des mots toxiques dans tous les domaines et, en matière de design, deux des plus inquiétants sont « sculptural » et « artistique ». Non pas qu'il y ait nécessairement quelque chose de mal à ce que les projets de design présentent l'une ou l'autre de ces qualités, mais ceux qui sont décrits comme tels le sont rarement. Au lieu de cela, ils ont toutes les chances d'être fades, stupides, clinquants, prétentieux, dérivés, ridicules ou excessivement chers. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'œil aux stands les plus louches d'une foire de « design-art ».

Si les termes « sculptural » et « artistique » étaient simplement coupables d'être inexacts et involontairement péjoratifs, il serait tentant de mettre fin à l'argument en citant un célèbre échange tiré d’un des premiers épisodes de Game of Thrones, dans lequel le fabuleux et épouvantable Tywin Lannister répond à son petit-fils (tout aussi épouvantable) Joffrey Baratheon, qui lui dit « Je suis le roi, je te punirai », par un brusque « Tout homme qui doit dire "Je suis le roi" n'est pas un vrai roi ». Mais, malheureusement, ces adjectifs sont plus que préjudiciables, car ils encouragent également l'idée que le design est en quelque sorte élevé en étant assimilé à l'art. (Il est vrai que l'utilisation du langage de l'art peut aider les marchands de « design-art » à convaincre des collectionneurs impressionnables de payer plus cher pour leurs marchandises, mais c'est une autre question). Le design n'est pas inférieur à l'art, il est simplement différent. Mais en quoi ces disciplines diffèrent-elles exactement à une époque où les artistes et les institutions artistiques sont de plus en plus absorbés par le design, et où il devient de plus en plus difficile de distinguer les critiques de la culture du design formulées par les designers de celles des artistes ?

Historiquement, il n'y avait aucune différence perceptible entre eux. Le design et l'art étaient regroupés dans ce que les Grecs anciens appelaient la technê, aux côtés de l'artisanat, de la médecine et de la musique. Ce n'est qu'à la Renaissance qu'une distinction est apparue et que les artistes se sont vu accorder un statut social et culturel plus élevé que les designers et les artisans. Lorsque la première école d'art, l'Accademia e Compagnia delle Arti del Disegno, a ouvert ses portes à Florence en 1563, l'art et le design étaient étudiés séparément. D'autres écoles ont suivi cet exemple ou ont axé leur enseignement sur l'art, et parfois l'architecture, tout en ignorant le design.

Le fossé entre les disciplines s'est creusé pendant la révolution industrielle, lorsque la pratique du design a été formalisée pour permettre aux fabricants de produire d'énormes quantités de biens plus ou moins identiques. Au début de l'ère industrielle, les usines, comme les poteries de Josiah Wedgwood et de Miles Mason, étaient considérées comme si passionnantes que les intellectuels et les mondains londoniens organisaient des visites de manufactures dans le nord de l'Angleterre et dans les Midlands1. Les industriels avisés ont su tirer parti de leur attrait en persuadant des artistes célèbres de travailler pour eux, comme Wedgwood qui a demandé à George Stubbs et John Flaxman de créer des motifs ornementaux pour ses pots. Il est révélateur que tous deux soient souvent décrits comme ayant « conçus » pour Wedgwood, alors qu'ils n'ont fait que décorer ses articles. Les décisions de conception les plus importantes, relatives aux spécifications techniques et au choix des matériaux, des glaçures et des techniques de cuisson, ont été prises par Wedgwood lui-même et ses modeleurs, pour la plupart des garçons de la région issus de milieux modestes, qui avaient été formés par lui en tant qu'apprentis dès leur adolescence2.

Au début des années 1800, l'engouement pour l'industrie s'est estompé, et la démonologie des « sombres usines sataniques » a commencé. La fabrication et tout ce qui y était associé ont été tournés en dérision, considérés comme sales, nocifs, de mauvaise qualité et destructeurs. Les artistes qui s'étaient autrefois empressés de travailler pour Wedgwood et ses semblables ont été remplacés par des « designers-dessinateurs », pour la plupart mal payés, impuissants et confinés à copier des symboles historiques dans des livres. Les musées, qui ont été fondés pour élever les standards du design dans la fabrication, notamment le Victoria & Albert Museum à Londres en 1852 et le Museum of Applied Arts à Vienne en 1864, ont eu tendance à favoriser les arts décoratifs. L'antipathie croissante à l'égard de l'industrie a été cristallisée par le mouvement des Arts and Crafts, de plus en plus populaire, qui défendait un renouveau de l'artisanat rural. Même les efforts d'un designer industriel aussi doué que Christopher Dresser, qui développait des produits réfléchis et nuancés en menant des études exhaustives sur les différents matériaux, les techniques de production, les styles historiques, ainsi que sur les forces et les faiblesses des ateliers qui fabriquaient ses créations, n'ont eu que peu d'impact sur le cliché populaire du design en tant qu'outil servile du commerce.

Les constructivistes ont remis en question ce cliché au cours des années 1910, en préconisant une compréhension plus éclairée du potentiel du design à créer une société plus juste et plus productive : d'abord en Europe de l'Est, puis au-delà, lorsque Lázló Moholy-Nagy, El Lissitzky et d'autres membres du mouvement se sont installés dans d'autres pays. Dans les années 30, des conservateurs d'art progressistes, tels qu'Alexander Dorner du Landesmuseum de Hanovre, expérimentent le design. L'architecte devenu conservateur Philip Johnson a fait de même au Museum of Modern Art de New York en présentant des pistons, des ressorts, des roulements à billes, des hélices et d'autres exemples de beauté industrielle dans l'exposition Machine Art de 1934. Les critiques ont violemment attaqué l'exposition, mais Johnson a acquis une centaine d'objets qui ont marqué le début de ce qui allait devenir la célèbre collection de design du musée d'art moderne.

Des musées d'art plus modernes ont adopté le design dans l'après-guerre, notamment le précurseur du Centre Pompidou à Paris et, sous la direction de Willem Sandberg, le Stedelijk Museum à Amsterdam. Comme Johnson, les conservateurs de ces institutions avaient tendance à se concentrer sur la dimension visuelle du design industriel. Non pas qu'ils n'aient pas eu raison de le faire, surtout lorsque les objets étaient aussi séduisants que les produits électroniques magnifiquement conçus par Ettore Sottsass pour Olivetti et par Dieter Rams pour Braun à la fin des années 1950 et en 1960. Mais d'autres éléments sans doute plus importants de leur design, tels que leur impact culturel et environnemental ou que leur relation avec l'évolution technologique, ont souvent été négligés.

Même les tentatives les plus radicales pour interroger l'influence du design sur la culture contemporaine se sont concentrées sur son rôle dans le consumérisme. Ce fut par exemple le cas dans This Is Tomorrow, l'exposition multidisciplinaire organisée par l'Independent Group composé d'artistes, d'architectes et de designers, qui a ouvert ses portes à la Whitechapel Gallery de Londres en 1956 en présence de Robby, le robot du film de science-fiction Planète interdite. Richard Hamilton, l'un des artistes de l'exposition, a mené tout au long de sa carrière des recherches rigoureuses sur le design des voitures et des appareils de cuisine, ainsi que sur la construction de l'imagerie de la mode. Il a également réalisé des sculptures à partir de totems du marché de masse, notamment des fausses dents et des brosses à dents électriques, et a rempli des tableaux d'images de robots, de grille-pain, de bandes dessinées, de logos d'entreprise, de stars d'Hollywood et d'autres iconographies commerciales. Aussi sérieux et subtil que fut l'intérêt de Hamilton pour le design, il se concentrait sur ses qualités stylistiques et ses accents populistes3. Il en va de même pour le travail d'autres artistes ayant une approche tout aussi réfléchie du design, notamment Ed Ruscha aux États-Unis et Isa Genzken en Allemagne. Ruscha a répertorié les graphiques commerciaux et les bâtiments vernaculaires dans ses peintures et ses photographies, tandis que Genzken a exploré le rôle de la mode, de la technologie et des déchets dans la société de consommation. Les mêmes stéréotypes ont été renforcés, à la fin du XXe siècle, par une grande partie du discours critique sur le design développé dans les essais du critique britannique Reyner Banham4 ou dans ceux des philosophes français Roland Barthes5 et Jean Baudrillard*6.

Collectivement, ces artistes et écrivains ont entretenu l'idée fausse et très répandue du design comme dispositif stylistique, déployé à des fins commerciales sans tenir compte des conséquences environnementales ou éthiques, tout en soulignant la nature entravée du processus de conception. Les artistes étaient largement perçus comme étant libres de s'exprimer dans des œuvres qui étaient souvent, mais pas toujours, de leur propre cru, tandis que les designers étaient considérés comme étant freinés par d'innombrables obstacles allant des exigences des clients et des fabricants aux contraintes pratiques de développement d'objets suffisamment robustes pour résister à un usage quotidien.

L'idée même que le design ne soit digne de considération culturelle que s'il est jugé visuellement agréable était dévalorisante. Elle associait le design à une notion archaïque de l'art, à savoir la recherche de la perfection, à une époque où les artistes progressistes avaient l'intention d'explorer les aspects les plus désordonnés, sombres et troublants de la vie, ce qui semblait étranger à la quête de la beauté fabriquée en série. Il n'est pas étonnant que, lorsque le théoricien gallois de la culture Raymond Williams a recensé les mots les plus utilisés pour parler de la culture et de la société britanniques, dans son livre de 1976 intitulé Keywords, le design n'en faisait pas partie, et n’a pas davantage été mentionné dans l'édition augmentée de 19837.

Le design n'est plus aussi facilement ignoré, principalement en raison de l'essor du design attitudinal et des changements qui, en l'accompagnant dans la pratique de la conception, ont permis aux designers de tous les domaines de définir leurs propres objectifs et d'exercer un plus grand contrôle sur leur travail. Comme nous l'avons vu, le design est devenu plus expressif et polémique, plus apte à relever des défis sociaux, politiques et écologiques complexes. Même ses applications traditionnelles, telles que l'interprétation des percées scientifiques et technologiques, ont acquis une nouvelle urgence.

Le design est devenu si fascinant qu'un nombre croissant d'institutions artistiques ont élargi leur engagement à son égard : de la Kunsthalle de Vienne, des Serpentine Galleries de Londres, du Van Abbemuseum d'Eindhoven et de la National Gallery of Victoria de Melbourne jusqu’à Artists Space, au New Museum et au Metropolitan Museum of Art de New York. Les artistes aussi s'intéressent de plus en plus à la question du design et de son impact sur la société. Ed Atkins, Ian Cheng, Helen Marten, Yuri Pattison, Magali Reus, James Richards et Jordan Wolfson comptent parmi les artistes qui se sont fait connaître au niveau international ces dernières années en explorant l'impact de la technologie numérique sur notre rapport au monde. L'artiste française Camille Henrot a exploré la manière dont notre immersion dans l'imagerie et l'information numériques affecte notre relation aux objets dans des installations telles que The Pale Fox à la Chisenhale Gallery de Londres en 2014, l'Office of Unreplied Emails à la Biennale d'art contemporain de Berlin en 2016, et Days are Dogs au Palais de Tokyo à Paris en 2017. Le non-sens fétichiste des appareils numériques surprogrammés et de leurs fonctions superflues a été satirisé par l'artiste britannique Mark Leckey dans son projet en cours GreenScreenRefrigerator. Un volet important du travail de l'artiste allemand Wolfgang Tillmans a consisté à analyser et à documenter l'évolution des objets, des espaces et des structures que nous rencontrons quotidiennement dans des photographies de clés de porte, d'interfaces numériques et de phares de voiture.

Les designers poursuivent des objectifs similaires en exerçant leur activité comme une recherche susceptible d’interroger le rôle du design, sa force et le pouvoir qu’il exerce, de façon parfois problématique, dans nos vies. Vous attendriez-vous à ce qu'un artiste ou un designer explore l'impact du colonialisme et du racisme sur la tradition artisanale ? L'artiste et militant afro-américain Theaster Gates l'a fait dans le cadre d'ateliers de poterie et dans ses recherches sur le rôle de l'ethnicité dans les céramiques de Dave Drake et du potier fictif Shoji Yamaguchi. Il en va de même en 2009, pour les designers Simone Farresin et Andrea Trimarchi du Studio Formafantasma avec Moulding Tradition, un projet de céramique qui explore l'héritage de la conquête musulmane de la Sicile aux IXe et Xe siècles dans le contexte de la montée du racisme dans l'Italie contemporaine. Un autre thème commun aux artistes et aux designers est la mythologie du modernisme du milieu du XXe siècle, notamment le travail du designer de meubles italien Carlo Mollino qui a été abordé par l'artiste d'origine iranienne Nairy Baghrarnian ainsi que par le designer et fabricant italien Martino Gamper.

En quoi les réponses des artistes diffèrent-elles de celles des designers ? En rien, du moins pas en ce qui concerne ce qui importe vraiment, car elles sont toutes intrépides, perspicaces, originales et provocantes ; mais il existe aussi des distinctions claires entre elles. L'une d'elles est que tous les projets de conception ont un résultat fonctionnel : des pots utilisables pour Formafantasma ; des tables et des chaises pour Gamper avec, en 2008, Martino avec Carlo Mollino. Certaines des céramiques fabriquées dans les ateliers de Gates étaient également utilisables, mais nombre de ses projets n'étaient pas plus destinés à avoir des fonctions pratiques que le projet Tea Room de Baghramian qui, en 2011, s'inspirait de l'installation surréaliste Tea No. 2 conçue par Mollino en 1935. En tant qu'artistes, elle et Gates étaient libres de choisir, contrairement aux designers pour qui la fonctionnalité est obligatoire. Non pas que leur travail doive nécessairement être fonctionnel au sens de pratique, comme le sont Moulding Tradition et l'étude de Gamper sur le mobilier de Mollino, car la définition de la fonction dans le design devient de plus en plus fluide.

Une autre qualité essentielle d'un projet de design est qu'il doit renvoyer à la culture du design dans une certaine mesure : que ce soit par l'application du processus de design, ou en faisant des références au design dans le travail fini, que celles-ci soient historiques ou contemporaines. Tout comme l'expérience du design et de la fabrication des pots de Moulding Tradition a fait partie intégrante de l'évolution de la pensée de Formafantasma, Gamper a analysé son sujet en construisant de nouveaux meubles à partir de composants des pièces de Mollino mis au rebut. Ce n'est qu'ainsi qu'il a pu examiner les moindres détails de leur fabrication, tandis que Bagbramian a étudié le travail de Mollino en le réinterprétant sur un autre support.

Est-il malgré tout si important qu'une œuvre qui explore un thème similaire à une autre avec tout autant d'habileté soit qualifiée d'art ou de design ? Il est clair que cela importe à quiconque a une raison stratégique de choisir une discipline particulière, comme Theaster Gates dont la décision de s'identifier comme artiste lui permet de vendre des œuvres par l'intermédiaire de galeries commerciales afin de réunir les fonds nécessaires pour financer son programme de logements communautaires à Chicago. Mais il existe également des arguments génériques en faveur du maintien de la distinction.

L'un d'entre eux est que l'interrogation de l'impact du design sur la société est un exercice aussi utile que s’il s’agissait d’un phénomène qui, omniprésent, affecterait tous les domaines de notre vie, et d’autant plus utile qu’il s’agit d’un domaine particulier aussi enclin aux confusions, aux idées fausses et aux clichés que le design. Les designers ont un point de vue particulier à apporter à ce processus, mais les artistes aussi, et les deux approches sont utiles à leur manière.

De plus, si vous croyez que le design est plus qu'un outil à produire du style et qu'il lui est possible d’apporter une contribution utile à la société en aidant, par exemple, à mettre fin aux crises de l'environnement ou des réfugiés, il s'ensuit que nous avons besoin des meilleurs designers possibles. Plus la pratique du design sera éclectique, dynamique, stimulante et attitudinale, plus elle sera susceptible de les attirer. C'est pourquoi il est non seulement erroné, mais aussi contre-productif, de décrire le design avec des mots qui suggèrent qu'il pourrait être subordonné à l'art.


  1. Jenny Uglow, The Lunar Men: The Friends who Made the Future 1730-1810, Faber & Faber, London 2002, p. 49-52. 

  2. Alison Kelly (ed.), The Story of Wedgwood (1962), Faber & Faber, London 1975, p. 34. 

  3. Alice Rawsthorn, "Richard Hamilton and Design", in Mark Godfrey (ed.) Richard Hamilton, Tate Publishing, London 2014, p. 125-134. 

  4. Penny Sparke (ed), Reyner Banham, Design by Choice, Academy Editions, London 1981. 

  5. Roland Barthes, Mythologies (1957) trans. Annette Lavers, Paladin, Frogmore, St. Albans 1973. 

  6. Jean Baudrillard, The system of Objects (1968), trad. James Benedict, Verso, London 2005. 

  7. Raymond Williams, Keywords: A Vocabulary of Culture and Society (1976), Fontana (Flamingo edition), London 1983.