L'esthétique et l'aménagement du territoire
L'honnête homme du dix-huitième siècle pouvait à lui seul contenir la connaissance du monde. Aujourd'hui l'évolution considérable de la technique fait que chacun doit œuvrer dans une perspective déterminée et que lorsqu'il s'agit de problèmes de synthèse aussi complexes que l'aménagement du territoire il est nécessaire de réunir toutes les disciplines qui doivent concourir au résultat.
Malheureusement, dans le programme des Xe Journées nationales d'études des économies régionales qui vont se tenir à l'Unesco les 16, 17 et 18 novembre, on chercherait en vain parmi les noms de nombreux ténors de notre temps une place faite aux techniciens de l'esthétique. Il semble que les responsables de tous ordres considèrent l'esthétique comme une technique d'appoint, comme un moment d'enjolivure, et qu'ils ne saisissent pas que la formulation esthétique doit être prise dès le départ si l'on souhaite un accouchement heureux.
Pourtant, aménager c'est avant tout créer un décor humain dans des installations nécessaires, et c'est le but profond de l'esthétique : villes, usines, ouvrages techniques, regroupement de villages, etc., voilà la vraie nature traditionnelle de l'esthétique. Mais tandis que les artistes s'expriment dans la banalité de l'anecdote du tableau et multiplient les expositions, ce vice exhibitionniste de notre temps, les grands ensembles de vie concentrationnaire de Sarcelles ou de Meudon-la-Forêt créent un nouveau style de désert, le désert esthétique. Je pense qu'il n'était pas dans les intentions de Gravier de remplacer le désert français par le désert technique, mais il est temps de constater que les nouvelles zones industrielles n'ont pas reçu de plan esthétique concepteur ni sur la deuxième ni sur la troisième dimension et qu'elles s'inscrivent dans le désordre du style du dix-neuvième siècle. Pour citer un exemple parmi tant d'autres, à Reims, ville sans tradition industrielle, nous avons pris un départ avec l'esthétique de la nouvelle usine Chausson ; mais, malgré cette démonstration, il n'a pas été possible d'envisager une esthétique concertée sur l'ensemble de la zone industrielle, et déjà le désordre règne. Tant de villes françaises espèrent ou voient croître déjà à leurs portes de nouvelles zones industrielles sans que la préoccupation esthétique ait été envisagée...
Au dix-neuvième siècle nous avons confié notre civilisation aux techniciens et aux ingénieurs. Il est nécessaire aujourd'hui d'examiner les résultats et de comprendre qu'il est urgent de réintégrer rapidement les valeurs sensibles dans leurs manifestations. Si pour la première fois au monde une civilisation est renommée comme laide, c'est que pour la première fois les techniciens se sont séparés des artistes.
Examinons rapidement quels sont les grands responsables :
1) Les hommes politiques
La politique, sur le plan de l'expression esthétique, s'est arrêtée résolument au style de l'Empire. On chercherait en vain dans les manifestations des hommes politiques un style contemporain. Même à Orly on a cru nécessaire d'aménager pour recevoir nos hôtes officiels une salle de réception à décor ancien près de l'immense aérogare.
2) Le patronat français
Malgré l'exemple d'un Olivetti, le patronat n'a pas encore réalisé son destin de promoteur d'esthétique. Ses responsabilités dans la création du décor de vie sont de plus en plus importantes, sans que sa prise de conscience soit réelle.
3) Les municipalités
La reconstruction a visé à satisfaire un souvenir tourné vers le passé sans prendre en considération que les besoins étaient entièrement nouveaux, et nous nous retrouvons devant des villes reconstruites qui n'ont pas tenu compte du binôme « voitures-maisons ».
4) Les architectes
Les architectes, par vocation, ont un rôle déterminant dans l'aménagement du territoire. Leur position à cheval entre l'art et la technique en faisait les coordinateurs du fonctionnel et du sensible. Malheureusement, attaqués de tous côtés, et particulièrement par les ingénieurs, ils n'ont pas trouvé la place d'efficacité qui est nécessaire dans l'élaboration d'un programme.
Considérer l'esthétique ainsi que l'a fait notre temps, comme une technique superfétatoire, nous a conduit à séparer la culture de l'utile, et une certaine politique voudrait nous faire croire que la culture est liée aux loisirs. Nous nous élevons résolument contre une telle idée ; si le programme de réalisation est véritablement pensé dans le sens esthétique, la famille, tout en vaquant à ses diverses obligations de travail, trouvera sa nourriture culturelle dans le cadre de vie, et lorsque l'aménagement d'une cité et d'un lieu de travail est bien fait, ils sont eux-mêmes maisons de culture.
Nous pensons que l'art n'a jamais été le fruit des musées, mais un bien de consommation universelle, une nécessité essentielle que l'on ne trouve pas sur l'indice du manœuvre léger, mais qui lui est pourtant foncièrement nécessaire pour être un homme.
Aménager le territoire sans recourir originellement aux techniques esthétiques, c'est reconduire infailliblement la laideur du premier siècle industriel.
© Georges Patrix