Un sous-développement esthétique

 Il est remarquable que les industries de pointe comme celle des ordinateurs ou, à moindre échelle, celle des appareils de reproduction, soient à l'avant-garde de l'esthétique moderne dans la conception de leurs produits. Tant il est vrai que le progrès véritable a toujours un caractère global et ne saurait concerner qu'un seul secteur, en l'occurrence la technologie, laissant en jachère ses apparences visuelles1.

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Une fausse conception veut que les gens « sérieux » ne s'intéressent qu'aux choses « sérieuses », c'est-à-dire plutôt aux services « utiles » que serait susceptible de rendre un produit, sans imaginer un instant qu'un objet bien conçu et bien dessiné est, en soi, un service utile. L'homme ne vit pas que de pain, et au demeurant il ne s'agit pas uniquement de « beauté » pour elle-même, mais de la recherche d'une forme rationnelle à partir de la fonction du produit et de la logique propre au matériau choisi. En fait, la « beauté » n'est qu'un résultat, elle vient en surcroît. Démarche bien loin de la recherche esthétique pour elle-même, qui est un fait de « décorateur « dans le plus mauvais sens du terme. À la vérité, si l'industrie électronique attache davantage d'importance à l'esthétique industrielle, c'est sans doute parce qu'elle est plus proche du rationnel et, en fait, bien loin de la fantaisie contestable.

Telles sont les réflexions qui s'imposent au visiteur qui parcourt les nombreux stands de matériels de bureau où domine la médiocrité esthétique, qui n'a même pas l'excuse de la pauvreté ni du manque de moyens. On peut à bon droit se demander : quand donc les industriels français sortiront-ils du sous-développement esthétique ? Il est vrai, toutefois, que le phénomène est loin d'être total, mais il est dominant. Comme si l'idée de travail était, dans l'esprit des producteurs de ces bureaux, sièges et classeurs démoralisants, liée à l'idée de pénitence, et non envisagée comme un moyen de réalisation personnelle et, pour les plus privilégiés, pourquoi pas ? de bonheur...

Le « laid » et le « beau »

Cela peut sembler d'autant plus étonnant que la « beauté » est incontestablement un argument de marché. C'est un fait aujourd'hui reconnu qu'un environnement agréable, dû à l'harmonie des formes et des couleurs et, bien sûr, à la qualité des matériaux, a une influence bénéfique sur la productivité. Ceci, au moins, devrait, dans l'esprit de l'industriel qui ne serait tenté de considérer que les aspects pragmatiques de son entreprise, peser suffisamment sur son choix pour rechercher le « beau « dans les lieux de travail. En tout cas, pour le producteur, il peut être un élément de choix permettant de mieux se placer dans la compétition du marché. Un produit agréable, bien conçu et dessiné, ne veut pas forcément dire plus cher : souvent le laid n'est pas meilleur marché et, comme on peut s'en rendre compte ici, finalement plus dispendieux. Pourquoi dès lors faire plus « laid «, alors qu'il est reconnu aujourd'hui que le « beau » se vend mieux ?

Il est, à vrai dire, difficile de concevoir les raisons qui font que bon nombre d'industriels sont, en France, rebelles à mettre de leur côté cet atout qui va de plus en plus être déterminant, les qualités de solidité étant aujourd'hui souvent égales partout. Cela ne semble pouvoir s'expliquer que par une certaine ignorance du fait esthétique moderne. Il est vrai qu'en France les notables, par tradition, se meublent en « style », comme on dit, et que forcément ils instituent des « modèles » qui ont des conséquences inattendues si l'on sait qu'en ce domaine on produit selon le goût et que, peu informé sur le fait esthétique moderne, on pense pouvoir se passer de spécialistes en la matière. Dans un passé encore récent, l'industrie du meuble français pour usage domestique ou de travail croyait bien faire en improvisant sans les services d'un bureau d'études. Il n'est pas rare d'entendre les créateurs se plaindre de cette tradition pas encore morte qui veut que les options esthétiques soient prévues par un conseil d'administration et selon le « goût du patron ».

Le changement

Mais un tableau trop noir serait en vérité peu conforme à la réalité. Les choses commencent heureusement à changer, et, çà et là, on peut constater des améliorations où le bon n'exclut pas hélas ! l'existence du plus mauvais, voire du pire. L'étude des formes, le choix des couleurs, des matériaux et des solutions adéquates est évidemment affaire de spécialistes. L'industrie du mobilier de bureau, qui est un prolongement de l'industrie du meuble tout court, est en train de connaître une évolution heureuse. Mais ce n'est qu'un début timide, alors qu'il devrait, de toute évidence, être la règle. Le poids du passé est lourd, les pays dépourvus de traditions acceptent plus facilement l'esthétique moderne.

Il importe de prendre conscience qu'elle est inévitable puisqu'elle est cohérente avec toute modernisation technologique ; qu'elle est sa forme naturelle et son apparence adéquate, l'une étant l'accompagnement obligé de l'autre.

Il est vrai que, même dans les limites étroites du rationnel, il reste toujours la place du « goût » et des modes : il n'y a pas, même dans la démarche la plus rigoureuse, de forme définitive ni de style universel. En revanche il y a le goût d'une époque et, à certains moments, d'une civilisation naissante. Les civilisations « industrielles « et « post-industrielles » imposent évidemment un certain climat. Et c'est à ce diapason que devrait s'élaborer le nouveau paysage du bureau. Au demeurant, l’«espace européen », dans lequel se trouve d'emblée toute production industrielle en France et, dans le meilleur des cas, mondial, tend de plus en plus à exclure les styles locaux, sauf peut-être dans certains cas très limités. Régie par la logique, le rationalisme et la fonction, l'industrie moderne du meuble tend, comme l'architecture des années 20, au « style international ». Ainsi, une marque comme Yac-Chauvin, qui se limitait par le passé à la grisaille métallique, présente cette année des ensembles de bureau relativement agréables, d'esprit moderne. Mais ce cas est à peu de chose près une exception.

Sous le signe du « bureau dans l'architecture »

Il faut en effet se rendre au stand spécial, sous le signe du « bureau dans l'architecture », au premier étage, pour voir l'exceptionnel, c'est-à-dire des meubles de travail étudiés non seulement avec soin, mais surtout avec succès. Mis à part ces ensembles d'un luxe de circonstance, dits pour P.D.G., on y rencontre des ensembles d'un esprit vraiment moderne, sans fioritures inutiles mais seulement rationnels et agréables. Tel est le cas des propositions de Minvielle, fort bien venues, et, à divers titres, ceux d'Artifort. Tecno, Airborne, Atila, Formes nouvelles, Leleu Deshays, Dassas... Si on ne saurait toutes les citer, elles sont cependant trop peu nombreuses en regard de la masse de production, qui est d'une incroyable médiocrité.

Avec les collections de Knoll et du Mobilier international, nous sommes en présence des grands noms en matière de création de meuble : tables de Saarinen, fauteuils de Mies Van der Rohe, Breuer, Pollock, l'excellent bureau de Nelson, les chaises de bureau de Charles Eames, ainsi que son fameux fauteuil qui est, en même temps que le fauteuil le plus confortable du monde, tout simplement une œuvre d'art. Créé il y a une quinzaine d'années et diffusé depuis dans le monde entier, on imagine le nombre d'exemplaires auquel il a été tiré ! Dans le même ordre d'idées, l'exemple de l'industrie du meuble italien devrait faire réfléchir les industriels français. La collaboration, de l'autre côté des Alpes, entre industriels et créateurs, architectes et « designers », a abouti à bouleverser l'esthétique du meuble contemporain.

Il y a encore peu, les Scandinaves étaient solidement implantés sur le marché. Voici que les Italiens, à force d'idées brillantes et séduisantes, ont réussi à imposer une esthétique nouvelle, si l'on en juge par la présence de leurs produits sur le marché français du meuble et du luminaire par exemple. Le chiffre d'affaires avec la France a en effet dépassé les 2 milliards.

Favoriser la rencontre du créateur et de l'industriel

Pour l'industrie italienne du meuble, le problème est clair : si l'idée proposée par le « designer » est bonne, le produit peut facilement faire l'objet d'une production de masse et, dès lors, être diffusé à bas prix. C'est cette recherche des « idées «, qui ne peut être que le fruit de la collaboration avec les « designers », qui devrait être l'impératif des industriels en France. Des créateurs, nous sommes loin d'en manquer. Ceux qui font défaut, ce sont souvent les maîtres d'œuvre ouverts aux solutions nouvelles. Aussi arrive-t-il que tel créateur aille en Italie ou en Hollande trouver l'éditeur qui diffusera son meuble, exporté ensuite en France !

C'est cette rencontre entre le créateur et le producteur qu'il faut susciter. Rien n'est plus urgent pour tous ceux qui encombrent naïvement le marché de produits médiocres. Un créateur, une personnalité ou un bureau d'études spécialisé peuvent, en effet, tout changer. Les vertus du « design » sont également d'ordre économique ; l'expérience de l'Américain Charles Eames, qui est orfèvre en la matière, en est une preuve. Pour lui, en effet, « il y a toujours un marché pour un produit bien conçu ». Ceux qui l'ont compris en font leur profit ; les autres, à présent que leurs produits se trouvent fatalement dans un « espace européen » et que la confrontation est dure, l'avenir leur dira s'il est raisonnable de négliger cet aspect, aujourd'hui de plus en plus essentiel, dans l'élaboration de l'environnement du travail.

© Jacques Michel


  1. [Jacques Michel est éditorialiste et auteur de nombreux articles relatifs à l’art, à l’esthétique industrielle, etc.]