1. Définition

Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, le « programme », outre le fait de désigner l’ « ensemble des actions qu'on se propose d'accomplir dans un but déterminé1 », constitue aussi la « Liste des instructions qui permettent l'exécution d'un travail sur une machine, écrites sous une forme conventionnelle». Cette notion vient indirectement du grec programma (π ρ ο ́ γ ρ α μ μ α) signifiant « ordre du jour, inscription2 »et directement du latin programma. Lié aussi au terme « programmation » dans le domaine de l’informatique, le programme laisse entrevoir l’idée de quelque chose d’écrit, de prédéterminé. Il prévoit donc des actions à l’avance, une définition confirmée par le préfixe pro- du latin « devant » ou « en avance » marquant l’idée d’une création en amont. Ainsi ce terme marque l’idée d’une prévisualisation, celui-ci ne se fait pas après mais bien avant toute chose. Le but du programme est alors de prévoir et permettre un déroulement clair et précis de la suite. Comme une sorte de fil directeur, rien n’est alors laissé au hasard et tout semble anticipé, la moindre action ou le moindre geste.

Pour Anthony Masure, le programme fait partie intégrante du processus d’action de l’ordinateur :

« La notion de traduction concerne directement les programmes informatiques, puisqu’en termes techniques le programme est ce qui inscrit un algorithme dans la réalité d’un langage machine. »

MASURE, Anthony, Design et Humanités numériques, Paris, B42, 2017, p. 110.

Un programme est alors le créateur de lien, le « traducteur » d’ordres. Une seconde citation élargit l’idée soulevée précédemment, en présentant le programme comme un créateur d’actions, soulignant que le design du code implique des choix délibérés :

« Il y a bien plusieurs manières de designer du code. Certaines sont de l’ordre de l’« énigme », d’autres favorisent la compréhension du fonctionnement des programmes. »

MASURE Anthony, Le design des programmes : des façons de faire du numérique, Art et histoire de l’art, sous la direction de Pierre-Damien HUYGHE, Paris, Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2014, p. 362. Disponible en ligne : \<https://theses.hal.science/tel-01236874/file/Masure.pdf> (consulté le 20/11/2023)

Ainsi, cette dernière citation ajoute un axe de réflexion à la notion de programme, et notamment le rôle que joue le design de programmes. Il note l’existence de programmes plus « invisibles » qui seraient donc plus compliqués à apprivoiser et à comprendre. Les programmes ne sont alors pas seulement des traducteurs techniques mais également des créateurs de liens conceptuels, mettant en évidence l’importance du design dans la compréhension et l'interaction avec le code.

2. Du français à l’anglais

Ce mot semble apparaître en français et en anglais au même moment. Les anglophones l’utilisent sous les termes program et programma, puis programme3. Le mot en anglais a une origine similaire à son équivalent français. De nos jours, program se réfère à diverses choses : un ensemble d'instructions pour un ordinateur, un plan d'action, un spectacle télévisé, un événement, etc. Le terme prenait sens au XVIIe siècle dans la sphère publique, c’était un élément qui devait être donné à voir. L'évolution sémantique de ce mot reflète les changements sociétaux et technologiques qui prirent forme au fil du temps.

Aujourd’hui utilisé en anglais ainsi qu’en français, dans le domaine de l’informatique, le programme n’est plus créé pour être donné à la connaissance d’autrui mais devient quelque chose d’invisible, de méconnu pour la majeure partie de la société. 

C’est d’ailleurs ce que laisse à penser Anthony Masure dans un article :

« In this sense, what one would call a « user » in the data-processing context would often be merely a logical reduction of human subjectivity, consequently able to hold a dialogue with “extra-human” programs. »

MASURE, Anthony, « Manifesto for an acentric design », traduit du français par Jesse Cohn, Interface Critique Journal, n°2, décembre 2019. Disponible en ligne : \https://interfacecritique.net/journal/masu/\ (consulté le 23/11/2023)

3. Explication et problématisation du concept

Anthony Masure explique que dans l’informatique les programmes s’éloignent du langage humain et disposent de leur propre langage. Les codes, par exemple, amènent à telle ou telle action ; le programme a donc toujours un but. Ainsi, contrairement à tout ce qui fait partie du langage humain, une faute dans un programme entrave toute l’action, et rien ne peut fonctionner correctement. Ceci nous rappelant l’aspect machinique voire automatique du programme qui se déroule dans un ordre précis. Pourtant, pour créer un programme, le langage utilisé reprend de nombreux mots anglais afin d’être plus compréhensible et « programmable ». Pour l’auteur de Design et Humanités numériques, le programme est donc ce qui permet de faire passer un code à l’action d’une machine. Le programme prend à la fois en compte l’ordinateur et les instructions qui lui sont soumises4. La notion de programme ne serait-elle pas une sorte de dispositif, comme développé par Giorgio Agamben ? Il disait lui-même que le dispositif est « [...] tout ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.5 ». De la même manière, le programme, en dehors du langage de programmation informatique, est tout ce qui prévoit à l’avance des faits, des actions et des comportements. Tout semble alors découler d’un programme, d’une liste de besoin ou de choses prévues. 

Dans une de ses publications, Anthony Masure revient d’ailleurs sur les analyses de Vilém Flusser6 qui dans les années 70 abordait déjà des sujets aujourd’hui majeurs. En effet, en abordant « les programmes numériques », il met en garde sur ceux-ci et la manière dont ils peuvent, d’une certaine façon, diriger nos décisions et nos actions. L’usager est donc manipulé ; nous perdons notre individualité.

Le programme cache alors l’idée de rendement et d'efficacité mais efface la notion de liberté. Il faudrait, selon lui, apprendre à vivre différemment avec les programmes et les dispositifs, comme l’expliquait Pierre-Damien Huyghe en parlant du cinéma7.

À l’image de son analyse autour du design centré utilisateur8, l’individu est dirigé et ses gestes sont pressentis, déterminés dans certaines applications. Finalement, tout est programmé pour nous inviter dans cette direction, nous attirer vers des éléments précis. De la même manière, nos besoins sont définis à l’avance et la personne en tant que sujet s’efface au profit de « profils types ». Nous pourrions donc voir dans le programme la source d’une perte de liberté. Ainsi comme nous le dit Anthony Masure : « Être conscient des conditionnements d’un programme permet de les travailler, et donc de dépasser ce qui a été mis dans la conception du projet.9 ». Le designer de programme aurait alors pour rôle de « libérer » les programmes et d’ouvrir le champ des possibles dans l’outil informatique. Il ne faudrait donc pas « obliger » mais « proposer » pour ne pas risquer de faire du programme un outil réducteur. 

Figure 1. Représentation visuelle donnant au designer des programmes un rôle crucial dans cette liberté et dans l'ouverture de nouvelles possibilités pour le domaine de l'informatique, Rosalie VAYSSET-GENEIX

Célestine BEL et Rosalie VAYSSET-GENEIX, Master 1 « Design, Arts et Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024


  1. Définition de PROGRAMME. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales [En ligne]. Disponible sur : https://www.cnrtl.fr/definition/programme
    (consulté le 23/11/ 2023) 

  2. Étymologie de PROGRAMME. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales [En ligne]. Disponible sur : https://www.cnrtl.fr/etymologie/programme
    (consulté le 23/11/ 2023) 

  3. Définition de PROGRAMME. Opus citatum. Disponible sur : https://www.cnrtl.fr/definition/programme
    (consulté le 23/11/ 2023) 

  4. MASURE, Anthony, Design et Humanités numériques, Paris, B42, 2017, p. 110. 

  5. AGAMBEN, Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages, 2007, p. 31. 

  6. MASURE, Anthony, « Vivre dans les programmes », introduction du dossier « Vilém Flusser : vivre dans les programmes », dir. Yves Citton et Anthony Masure, Multitudes, n°74. Disponible en ligne : https://www.anthonymasure.com/articles/2019-04-vivre-dans-programmes-vilem-flusser 

  7. HUYGHE, Pierre-Damien, « Art et mécanique », Le Portique [En ligne], 1999. Disponible en ligne sur : http://journals.openedition.org/leportique/296 

  8. MASURE, Anthony, « Chapitre 4 : Manifeste pour un design acentré », Design et Humanités numériques, op. cit. 

  9. MASURE Anthony, Le design des programmes : des façons de faire du numérique, Art et histoire de l’art, sous la direction de Pierre-Damien HUYGHE, op.cit., p. 341.