1. Définitions

Le concept d’« Alphabet universel » ne possède pas de définition dans les dictionnaires usuels. À partir des deux termes qui le composent, nous pouvons proposer la définition suivante :

« Système d’écriture composé de signes graphiquement rationnalisés, dont le but est d’être universellement accessible et utilisé ».

Seuls les ouvrages spécialisés en design graphique expliquent l’origine de ce concept. C’est notamment le cas de l’ouvrage d’Helen Armstrong, Le graphisme en textes, dont sont extraites les deux occurrences suivantes :

« Universel (alphabet). Herbert Bayer dessina cet alphabet géométrique, qui ne compte que des bas-de-casse, en 1925 au Bauhaus. Il est le fruit d’une tentative de repenser la forme des lettres au nom de l’efficacité, en les débarrassant des conventions et des valeurs traditionnelles. Demeuré à l’état de modèle de lettrage durant tout le XXe siècle, il a récemment fait l’objet d’une production et d’une commercialisation en typographie numérique. »

Helen ARMSTRONG, Le graphisme en textes. Lectures indispensables, Paris, Pyramyd, 2011, p. 146.

« Avec son “alphabet universel”, conçu en 1925, Herbert Bayer abolit toute trace du passé calligraphique de la typographie. Armé d’un compas, d’une règle et d’une équerre, il réduisit le dessin de lettres à sa plus simple expression. Les capitales ? Éliminées. Les empattements ? Éliminés eux aussi. Son enseignement au Bauhaus avait pour but de révolutionner la typographie. Son “alphabet universel” ne fut qu’une étape dans sa quête perpétuelle d’une réinvention de l’alphabet lui-même, destinée à lui donner une forme neuve, plus conforme à une société moderne dominée par les machines. »

Helen ARMSTRONG, Le graphisme en textes. Lectures indispensables, Paris, Pyramyd, 2011, p. 44.

L’alphabet universel dessiné par Herbert Bayer est l’expression formelle d’une extrême rationalisation du caractère typographique. La réduction des formes à leur essence était justifiée par une volonté d’établir une norme typographique neutre, qui serait universellement utilisée.

Les deux occurrences suivantes, quant à elles, rendent compte des limites de ce projet :

« Le projet même d’un système d’écriture universel revêt évidemment une forte dimension utopique : il s’agit bien, ici, de contribuer à la paix entre les peuples par la définition d’un langage graphique commun et l’effacement des différences culturelles. Pour les graphistes modernistes, cette question est donc d’une importance cruciale, surtout dans une Allemagne qui demeure alors la seule nation d’Europe à utiliser couramment les caractères typographiques gothiques – un particularisme que l’avant-garde interprète volontiers comme une circonstance favorable aux pires dérives nationalistes. »

Stéphane DARRICAU, Culture graphique : une perspective de Gutenberg à nos jours, Paris, Pyramyd, 2014, p. 121.

« Selon un schème typiquement moderniste, l’ambition universelle passe ici par la réduction des formes au plus petit dénominateur commun culturel, la géométrie. À l’épreuve des faits, Bayer a pourtant dû tempérer la rigidité de ses principes structurels initiaux (quarts de cercle, droites verticales et horizontales) pour certaines lettres particulièrement problématiques comme a, s, v et z. Trop audacieux pour les fonderies de l’époque, cet alphabet n’a pas donné lieu à la production d’un caractère typographique. »

Stéphane DARRICAU, Culture graphique : une perspective de Gutenberg à nos jours, Paris, Pyramyd, 2014, p. 121.

2. De l’anglais au français

Bien qu’Herbert Bayer soit autrichien, il semblerait que son alphabet soit nommé avec le terme anglais Universal, comme en témoigne l’occurrence suivante :

« Professeurs au Bauhaus, Josef Albers et Joost Schmidt travaillèrent sur plusieurs alphabets, mais c’est Bayer qui obtint les meilleurs résultats. Son Universal est constitué de cercles et de lignes droites d’une épaisseur constante, tracés sur une grille de carrés, comme le sont les caractères de la famille des antiques ou linéales. »

Richard HOLLIS, Le graphisme : de 1890 à nos jours, Londres, Thames & Hudson, coll. « L’univers de l’art », 2002, p. 54.

Le nom de cet alphabet est donc, originairement, anglais. On peut supposer que ce choix renforce l’idée d’universalité. Néanmoins, on note que le terme a bien été traduit, notamment en français comme le démontre l’expression « alphabet universel ».

3. Explication du concept

L’alphabet universel naît donc d’une recherche typographique d’Herbert Bayer1. Réalisé en 1926, cet alphabet entend rationnaliser et standardiser la typographie. Il repose donc sur la simplicité, le fonctionnalisme et la standardisation, principes propres à la typographie du Bauhaus. Dans une volonté de devenir une norme internationale, le dessin des lettres est réduit à leur plus simple expression. Le langage formel est donc basé sur des formes géométriques élémentaires, en rupture avec la tradition calligraphique des caractères germaniques (les gothiques). Il s’agit également d’un alphabet sans empattements, qui se distingue notamment par la suppression des majuscules. Étant donné que la majuscule tient une place importante dans la langue allemande, proposer un alphabet uniquement en bas-de-casse témoigne de sa volonté même d’universalité. De plus, cette suppression de majuscules répondrait à un objectif économique : « pourquoi existe-t-il pour un son, a par exemple, deux signes, A et a ? un son, un signe. Pourquoi deux alphabets pour un mot, pourquoi doubler le nombre de signes quand la moitié revient au même2 ? » Cet idéal d’objectivé et de neutralité se traduit par une approche rationnelle, voire systématique, du dessin de l’alphabet. De plus, cette esthétique dépersonnalisée entend établir les principes fondamentaux d’une communication claire, précise, sans ambiguïté, et adaptée à l’échelle de la communication de masse moderne3. Il s’agit donc de concevoir un langage visuel qui serait universellement compréhensible, et dont la neutralité assurerait son accessibilité. Il convient cependant de préciser que les fontes de cet alphabet ne verront jamais le jour. Il s’agit bien en effet d’un alphabet et non d’une typographie, qui impliquerait d’autres étapes de développement tel que le réglage des approches entre les caractères. De plus, la structure strictement géométrique des caractères aurait nécessité de les équilibrer optiquement4.

4. Problématisation

Cette notion nous invite à nous interroger sur cette volonté d’universalité du design graphique. En effet, cet alphabet universel traduit d’une part le souhait de répandre une vision graphique et, d’autre part, d’uniformiser les esthétiques. Le renoncement même aux spécificités typographiques germaniques traduit cet engagement pour l’homogénéisation graphique. Cette idée se répandra et traversera une grande partie de l’histoire du design graphique. En effet, il convient de préciser qu’à la fermeture du Bauhaus en 1933 par les autorités nazies, une vague de migration des designers graphique allemands a contribué à diffuser leur conception du design graphique, notamment aux États-Unis, en Suisse et en Angleterre. Les mêmes principes que la Nouvelle Typographie, présents déjà dans l’alphabet universel d’Herbert Bayer, se retrouverons dans le style suisse qui deviendra par la suite le Style International : rationalité, stricte discipline visuelle et grilles typographiques. En 1957, Adrian Frutiger témoignera également de cette volonté d’universalité graphique avec son caractère Univers5. Néanmoins, notons que cette relative universalité restera cantonnée l’Occident, démontrant ainsi l’utopie d’un système qui serait, dans les faits, universel. Plus que de s’interroger sur le caractère opérant de cette idée, nous doutons qu’une telle homogénéisation esthétique soit même souhaitable.

Margaux MOUSSINET, doctorante en Arts et Sciences de l’art, spécialité design, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne


  1. Étudiant au Bauhaus, qui dirigera par la suite l’atelier de typographie et de publicité du Bauhaus de Dessau, de 1925 à 1928. 

  2. Note de bas de page imprimée sur le papier à lettres du Bauhaus conçu par Herbert Bayer, cité dans Richard HOLLIS, Le graphisme : de 1890 à nos jours, Londres, Thames & Hudson, coll. « L’univers de l’art », 2002, p. 54. 

  3. Ces principes seront également développés dans le cadre de la Nouvelle Typographie (voir la notice dédiée), et théorisés par Jan Tschichold. 

  4. Ce que fera Paul Renner pour son caractère Futura, également basé sur des formes géométriques, mais dont le respect de l’équilibre optique permettra sa commercialisation en 1927. 

  5. Notons cependant que cette recherche d’universalité ne se traduira pas par la réduction à des formes élémentaires, mais par un système particulièrement complet de variations de chasses, graisses, et style. Ce système donnera lieu à vingt-et-unes déclinaisons de l’Univers, qui étaient censées correspondre à tous les usages et, par-là même, atteindre son caractère universel.