1. Définition
Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales propose la définition suivante de l’anthropotechnique : « Les progrès de la génétique humaine ont conduit certains à utiliser les résultats obtenus en vue de l'amélioration de la race, tant au point de vue physique que mental. Ainsi naquit dans ces toutes dernières années l'eugénique ou hygiène des races, sorte d'anthropotechnie qui joue pour l'homme le rôle de la zootechnie dans l'amélioration des races d'animaux domestiques.
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, consulté le 13 décembre 2021, URL : https://www.cnrtl.fr/definition/anthropotechnique
Les extraits de Règles pour le parc humain, écrit par Peter Sloterdijk ,permettent de clarifier la notion d’anthropotechnique :
« C’est la signature de l’ère technique et anthropotechnique : les êtres humains se retrouvent de plus en plus sur la face active ou subjective de la sélection, sans qu’ils se soient volontairement forcés à entrer dans le rôle du sélecteur. »
SLOTERDIJK, Peter, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 41-42.
« Mais l’évolution à long terme mènera-t-elle à une réforme génétique des propriétés de l’espèce – une anthropotechnologie future atteindra-t-elle le stade d’une planification explicite des caractéristiques ? »
SLOTERDIJK, Peter, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 43.
L’anthropotechnique consisterait donc en une série de processus et de techniques qui serviraient de moyen à l’homme pour parfaire son existence.
2. De l’allemand au français
Le terme anthropotechnique est traduit de l’ouvrage original en allemand « antropotechnik ». Olivier Mannoni prend le soin de le traduire de façon littérale, de telle sorte que le mot garde exactement le même sens qu’en allemand.
En guise d’exemple dans la langue d’origine, nous pourrions emprunter à Kevin Liggieri le passage suivant :
« Optimierungs- und Züchtungsvisionen führen in ein- drücklicher Weise vor, wie der Mensch und die Techni- ken, die auf ihn einwirken, aufeinander verwiesen sind. “Anthropotechnik” bezeichnet dabei im internationalen Maßstab einen Kreuzungspunkt, an dem Theorie und Praxis sowie Utopie und Forschung einander begegnen. Folgt man der weit verzweigten Spur dieses Schlagwor- tes, verschiebt sich die Sichtweise auf einen kontrover- sen Themenkomplex: Aus einer einseitigen Abhängig- keitsbeziehung wird ein wechselseitiger Aushandlungs- prozess zwischen Mensch und Technik, der von wissen- schaftlichen, politischen und ideologischen Paradigmen wie Praktiken bestimmt wird1. »
LIGGIERI, Kevin, Antropotechnik, Zur Geschichte eines umstrittenen Begriffs, Konstanz, Konstanz University Press, 2020.
La traduction littérale permet de préserver les deux entités qui composent le terme : l’anthropologie, étude de l’homme dans son ensemble, et la technique, une notion plus récente, qui représente un ensemble de procédés permettant de fabriquer quelque chose d’utile pour l’homme.
3. Explication du concept et problématisation
L’anthropotechnique, chez Sloterdijk, contribue au façonnement d’un espace qui protègerait l’homme contre tout risque. Il s’agirait donc d’un mouvement de modélisation de l’existence. Il voit les nouvelles technologies comme un moyen de création de l’espace vital et s’intéresse aux façons dont elles prennent part à l’anthropogenèse, c’est-à-dire à l’engendrement de l’homme par l’homme. Il s’agit de penser la technologie et l’humanité conjointement. Il n’est pas donc question de faire l’éloge de toutes les possibilités nouvelles ouvertes par la technologie de façon aveugle. L’auteur veut montrer que cette nouveauté n’a en fait rien de si novateur qu’il y paraît. Selon lui, l’homme a de tout temps été construit par anthropotechnique et demeure en constant développement. Au lieu de les diaboliser ou le refuser, les anthropotechniques méritent qu’on élabore un nouveau mode de pensée à travers lequel on adapterait les machines à nos besoins. Il est important de comprendre que l’aliénation ne vient pas des machines mais de notre méconnaissance à leur égard, du fait d’opposer art et technique. La technique et les machines sont des médiateurs, elles ne se confrontent pas à l’homme ou à la nature tant qu’elles sont maitrisées. L’éthique exige donc une remise en question de la pensée dans le but de concevoir une réalité hybride, empruntant le virage de l’anthropotechnique.
Pour illustrer d’un exemple, nous pouvons nous référer à Gilbert Simondon qui a tant œuvré pour la reconnaissance des enseignements techniques en réformant le système pédagogique. Bien que l'anthropotechnologie semble être une pratique appréciée de certains éducateurs, il y a de nombreuses controverses au sujet des interfaces que les enfants utilisent dans leur vie quotidienne pour avoir recours au savoir et pour rester connectés. L’hypothèse de Sloterdijk rencontre donc encore ses réserves auprès de nombreux professeurs. Certains peuvent être optimistes quant à l’implication des machines dans l’éducation des jeunes, d’autres, les plus réticents, s’opposent à ce type d’implication. Le professeur Colin Lankshear fait partie de ces derniers quand il s’oppose à ce que « L'ère numérique remet en question bon nombre de nos pratiques et de nos priorités éducatives2. » Les questions soulevées par Sloterdijk ne sont donc pas aussi étrangères à l'expérience actuelle des enseignants sur le terrain qu'il n'y paraît à première vue.
Un autre domaine où s’invitent les anthropotechniques est celui de la médecine. L’anthropotechnie étant une « activité de transformation non-médicale de l’être humain par intervention sur son corps », son but premier n’est pas la santé. Ses finalités sont diverses : performances sportives, réalisations esthétiques, et autres moyens d’augmentation de l’homme. Ces pratiques effraient les médecins qui, par leurs principes déontologiques, redoutent de s’aventurer sur un terrain qui peut s’avérer être un danger sur la santé. Sloterdijk, quant à lui, s’attarde sur les anthropotechniques dans leur pouvoir de modifier la génétique. Il affirme que les sociétés devraient être mises à l’épreuve par des processus de reproduction sélective qui augmenteraient l’homme. Cette vision un peu trop futuriste pour certains pourrait rappeler l’eugénisme nazi3. Ce nouvel eugénisme pourrait être un danger dans le sens où il peut s’articuler à un esprit capitalise à la quête du profit. Il existe une fine ligne de crête entre la volonté de bien faire en se consacrant au bien commun et le processus d’appropriation des ressources résultants de ces nouvelles technologies. En d’autres termes, les techniques ont permis de transformer le monde en un ensemble de marchandises. L’anthropotechnologie peut être rapidement contrôlée par le marché et tomber entre les mains d’une société capitaliste. Les écrits de William Morris en témoignent. Dans les conférences parues sous le titre L’art et l’artisan4, il exprime un sentiment de honte pour la société bourgeoise qui s’inquiète plus des profits que de la qualité des marchandises qu’elle vend. Morris parle des dégâts de l’industrialisation et de la déshumanisation possible liée à la fabrique en série.
Figure 1. Antropotechnique, Kay SAMAHA
Kay SAMAHA, Master 2 « Design, Arts, Médias », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.
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On pourrait traduire cet extrait ainsi : « Les visions d'optimisation et d'élevage montrent de manière impressionnante comment les humains et les technologies qui les concernent sont liés les uns aux autres. À l'échelle internationale, l'anthropotechnique désigne un carrefour où se rencontrent la théorie et la pratique ainsi que l'utopie et la recherche. Si l'on suit la piste largement ramifiée de ce mot-clé, la perspective vire vers un complexe de sujets controversés : une relation de dépendance unilatérale devient un processus mutuel de négociation entre l'homme et la technologie, qui est déterminé par des paradigmes scientifiques, politiques et idéologiques ainsi que par des pratiques. » ↩
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LANKSHEAR, Colin, GREEN Bill, SNYDER Ilana, Teachers and technoliteracy, St Leonards, Allen & Unwin, 2000. ↩
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Un lexique nazi employé par Sloterdijk dans Règles pour le parc humain fait polémique. Le choix du terme « sélection », par exemple, lui a été souvent reproché comme le mentionne le traducteur de l’ouvrage, Olivier Mannoni. SLOTERDIJK, Peter, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000, p.6.
Dans le même ouvrage, d’autres tournures, quelque peu maladroites, peuvent êtres perçues comme connotées nazies telles que : « années ténébreuses qui ont suivi 1945 ». Ibid, p.14. ↩
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MORRIS, William, L’art et l’artisan, Paris, Editions Payot & Rivages, 2011. ↩