1. Définition
L’obsolescence, du latin obsolescere (perdre sa valeur), désigne l’évolution tendant à rendre (quelque chose) périmé d’après le Trésor de la Langue Française informatisé du CNTRL.
« Obsolescence », dictionnaire en ligne CNTRL (consulté le 10 décembre 2021), disponible sur https://www.cnrtl.fr/definition/obsolescence
Édouard Jolly est venu éclairer cette notion, en désignant l’obsolescence comme la vulnérabilité de l’homme, la dégradation de sa condition face à la technique et face à des machines qu’il a lui-même créées. Il écrit en effet :
« Devenu le produit obsolète de ses propres produits, essayant de rattraper les nouveaux qui liquident les anciens, soumis lui-même à l’obsolescence programmée imposée par les règles de la production qui ne cherche qu’à se perpétuer, l’homme finirait idéalement par être produit en série, conforme, remplaçable, indiscernable des autres exemplaires de son espèce ».
JOLLY Édouard, Günther Anders : une politique de la technique, Paris, Michalon, coll. « Le Bien Commun », 2017, p. 60.
Mathias Rollot a une vision plus optimiste de l’obsolescence :
« L’obsolète est l’hors d’usage, nous informent les dictionnaires courants. De là nous pourrions en déduire littéralement que l’obsolète est l’objet hors d’usage, hors service parce que tombé en panne, abîmé ou rompu. L’obsolescence serait alors un pur synonyme de la destruction. Mais notre hypothèse est la suivante : a contrario justement de ce qu’il est courant de lire sur le sujet, parler d’obsolescence pour signifier la destruction est un contresens, l’obsolescence étant une figure de la conservation, voire même : de l’hyperconservation ».
ROLLOT, Mathias, L'obsolescence : ouvrir l'impossible, Genève, MétisPresses, 2016, p. 17.
Cette conception de l’obsolescence s’éloigne du pessimisme de Günther Anders, qui a une posture plus critique vis-à-vis de l’homme et de son rapport au monde. Cependant, le terme « obsolescence » pose un souci de traduction. En effet, d’après Rollot, « en sa formulation allemande, Antiquiertheit semble témoigner à la fois du caractère du passé mais aussi de quelque chose d’un peu dépassé1 ». Le terme périssable, a été utilisé par Anders :
« Bien qu’il soit plus borné que ses produits, l’homme est beaucoup plus vulnérable et périssable qu’eux. En tout cas, il ne lui vient pas à l’idée d’entrer en concurrence avec la longévité, pour ne pas dire l’“immortalité”, qu’il peut, quand il le souhaite, conférer à ses produits »
ANDERS, Günther, L'Obsolescence de l'homme, Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, trad. Christophe DAVID (1956) ; Paris, Éd. de l'Encyclopédie des nuisances, coll. Éditions Ivrea, 2002, p. 68.
2. De l’allemand au français
Le terme « Obsolescence » est traduit de l’allemand. Cette traduction pose un problème car elle est inexacte : le mot allemand Antiquiertheit veut dire antiquité ou état d’antiquité dans le texte. De plus, que ce soit le terme obsolescence en français, ou antiquiertheit en allemand, il est difficile de trouver des occurrences dans le texte L’Obsolescence de l’homme, ou dans d’autres textes car, comme l’explique Mathias Rollot, Anders n’a pratiquement rien dit sur ce concept, du moins en utilisant ces mots-là. Mathias Rollot explique dans L'obsolescence : ouvrir l'impossible :
« Considérons que l’Antiquiertheit elle-même, Günther Anders n’en a jamais rien, ou presque rien dit. Et il y a quelque chose de fascinant à prendre conscience que le philosophe ait pu titrer son essai Die Antiquiertheit des Menschen sans même prendre le temps d’expliciter ce titre envoûtant et effrayant à la fois2 ».
Nous utiliserons donc les termes « antiquité » et « périssable » pour parler d’obsolescence au sens de Anders, car il s’agit d’un concept clé dans son travail, même s’il n’a jamais expliqué clairement ce terme dans son ouvrage.
Les seules utilisations des termes obsolète (antiquierten) et obsolète (obsoleter) se retrouvent dans les citations suivantes :
« Seine Schande besteht also in seinem “natum esse”, in seiner niedrigen Geburt, die er (nicht anders als der Chronist religiöser Stifter), eben deshalb als niedrig bewertet, weil sie Geburt ist. Wenn er sich aber dieser seiner antiquierten Herkunft schämt, so natürlich auch des mangelhaften und unentrinnbaren Ergebnisses dieser Herkunft : seiner selbst3 ».
ANDERS, Günther, Die Antiquiertheit des Menschen : Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, Munich, C. H. Beck, 1956, p. 24.
« Was zählt, ist also auch hier allein unsere Benachteiligung : allen die Tatsache, daß wir selbst an der Tugend, die wir unseren Produkten übergeben, nicht teilhaben können [...] daß wir unsere Frist weiter in obsoleter Einmaligkeit absolvieren müssen4 ».
ANDERS, Günther, Die Antiquiertheit des Menschen : Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, Munich, C. H. Beck, 1956, p. 52.
3. Explication du concept
Anders utilise le terme « antiquité » pour parler « d’obsolescence », dans le sens où l'homme est dépassé par ce qu’il a fabriqué. Il se retrouve donc dans un état d’antiquité face au monde des techniques, car les machines survivent à l’homme. Le caractère obsolète de l’homme vient du fait qu’il est et à la fois n’est pas remplaçable à côté de l’immortalité des machines qu’il a créées. L’homme ne peut pas être réparé à l’aide de pièces détachées, il est fragile et a souvent une durée de vie inférieure à celle des objets. L’homme n’est donc pas remplaçable dans le sens où il n’est pas produit en série, ne peut être réparé. À l’inverse, une fois arrivée au terme de sa durée de vie, la machine va être remplacée par une nouvelle machine identique, issue de la standardisation. De cette façon, les stars de cinéma par exemple, se rapprochent plus de la machine que l’humain ordinaire car leur image, reproduite en série, va leur survivre. C’est en somme l’image de l’homme qui est immortelle et pas l’homme lui-même, car il vieillit et c’est l’image de lui jeune qui sera intemporelle. Pour pallier cela, l’homme cherche à améliorer et donc à « machinifier » son corps (human engineer dans le texte). Mais il est tout de même remplaçable, car, petit à petit, les machines prennent sa place, lui conférant son caractère obsolète : c’est l’homme lui-même qui court à sa perte, en produisant des machines qui sont vouées à prendre sa place.
4. Problématisation
En design, l'obsolescence, programmée ou non, pose la question de la durabilité de ce qui est produit. Parce que l’homme n’a pas le choix de l’obsolescence, une durée de vie limitée va être volontairement donnée aux produits par les designers, ceux-ci faisant partie de la chaîne de production et de conception des objets. En effet, comme l’écrit Jolly dans Günther Anders : une politique de la technique, « la périssabilité planifiée doit assurer l’immortalité de la production5 ».
Aujourd’hui, l’évolution rapide des tendances fait du design lui-même quelque chose d’obsolète, et le caractère durable que l’on s’efforce de lui donner n’est qu’une façade. Un design durable n’existe pas car l’homme se crée toujours de nouveaux besoins, chaque nouveau matériau ou nouvelle découverte finira par être remplacé par quelque chose d’encore plus nouveau. Les objets de design sont voués à être remplacés, « les produits doivent être éphémères dans leur valeur d’usage comme dans leur valeur d’échange6 », explique à nouveau Jolly.
Un objet immortel appartient à l’iconomanie, au même titre que la star de cinéma est immortelle car son image est reproductible. Le design standardisé est immortel (et non durable), chaque pièce est vouée à être remplacée par une nouvelle pièce identique. Selon Anders dans le tome 2 de L’Obsolescence de l’homme, « les marchandises de série sont nées pour mourir7 ». En réalité, il s’agit là d’un positionnement assez pessimiste de la part de Anders sur les marchandises de série. Un objet de design produit en série ne meurt pas forcément, à la seule condition qu’il devienne célèbre. À l’inverse de la star de cinéma dont l’icône lui survit, l’objet standardisé garde son aspect fonctionnel même lorsqu’il devient connu de tous. Les marchandises de série ne sont donc pas toujours vouées à naître pour mourir.
Suzanne ANGER, Master 2 « Design Arts Médias », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022
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ROLLOT, Mathias, L'obsolescence : ouvrir l'impossible, op. cit., p. 89. ↩
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Ibidem, p. 93. ↩
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Son déshonneur tient donc au fait d’ "être né", à sa naissance qu’il estime triviale (exactement comme le ferait le biographe d’un fondateur de religion) parce qu’elle est une naissance. Mais s’il a honte du caractère obsolète de son origine (antiquierten Herkunft), il a bien sûr également honte du résultat imparfait et inévitable de cette origine, en l’occurrence lui-même. Texte original, traduction de Christophe David. ↩
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Ce qui compte ici, c’est seulement notre handicap : le fait que nous ne pouvons pas posséder les vertus que nous conférons à nos produits. [...] Nous devons aller, exemplaire unique et obsolète, jusqu’au terme du délai qui nous est imparti. Texte original, traduction de Christophe David. ↩
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JOLLY Édouard, Günther Anders: une politique de la technique, op. cit., p. 71. ↩
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Ibidem, p. 70. ↩
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ANDERS Günther, L'Obsolescence de l'homme, Tome II, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle trad. Christophe David, (1980) ; Paris, Éd. Fario, 2011, p. 38. ↩