1. Définition

Le concept de « seconde nature », tel qu’il est compris dans son usage courant, est défini comme une nature qui est irréductiblement en rapport avec l'activité formatrice de l'homme, mais qui en même temps lui est aussi bien opposée comme une sphère quasi-naturelle. Cette définition est tirée du Quatorzième colloque philosophique international d’Évian, https://calenda.org/194296 (consulté le 06/12/2021).

Si nous nous référons au dictionnaire en ligne Expressio, ce concept peut également renvoyer à un trait de caractère acquis qui modifie la personnalité originelle ; une qualité qui modifie la nature première d'un être ; une habitude.
(cf. https://www.expressio.fr/expressions/seconde-nature, consulté le 06/12/2021).

En reformulant les termes des deux définitions précédentes, nous pouvons définir la « seconde nature » comme le rapport qu’entretient l’homme avec son milieu par le biais de ses artefacts, à savoir les outils techniques et autres produits de l’art ou de l’industrie humaine. Cette médiation des artefacts dans le rapport entre milieu et humain implique l’existence d’une culture technique.

Voici deux extraits d’Andrea Branzi et de Jean-François Lyotard permettant de mieux saisir le concept :

« Et dans cette métropole qui finit par devenir “générique”, puisqu’entièrement constituée d’exceptions égales entre elles, les véritables “qualités profondes” ont toujours une origine éthique. Celle-ci doit être recherchée dans une perspective nouvelle du design, où cette profession ne se préoccupe plus seulement de concevoir des produits spécifiques pour l’industrie, mais où elle accepte d’établir un rapport nouveau entre l’homme et le monde artificiel, entre l’homme et cette seconde nature, chimique et électronique, qui l’entoure. »

BRANZI, Andrea, Nouvelles de la métropole froide : design et seconde modernité, Paris, Les essais, Centre Georges Pompidou, 1991, p. 137.

Cette première citation nous permet de comprendre le caractère artificiel et éthique de la « seconde nature ». Elle se joue dans le monde artificiel puisqu’elle se construit à travers les objets techniques et s’élabore dans la sphère de l’éthique puisqu'elle est vectrice de comportements nouveaux et de valeurs sociales. De fait, les objets techniques ont une fonction agrégative puisqu’ils sont porteurs d'identités fortes et de communautés de pratiques par les usages qu’ils potentialisent1.

« Le savoir-vivre du peuple qui prend corps dans la culture, même s'il n'a pas à rechercher ses institutions parce que la valeur sémantique de ce qu'elles instituent est pour ainsi dire déjà fixée, et même si, comme le corps, il n'a pas besoin des mots pour faire parler ensemble le monde et l'homme, ne s'ignore pas comme institution. Nous avons de cela un témoignage irrécusable : le sens du haut et du bas, du loin et du près, du vert et du jaune ne s'apprend pas, il s'établit en même temps que le corps comme structure des correspondances sensibles se parachève. Mais le sens de la lune, de l'aigle, de l'épouse et du cuivre s'institue comme une langue maternelle s'apprend ; et l'apprentissage trouve consécration dans l'initiation. Tandis que le corps n'a pas de début pour lui-même, il y a un commencement de la “seconde nature”, la culture s'acquiert.»

LYOTARD, Jean-François, « À propos de Lévi-Strauss : les Indiens ne cueillent pas les fleurs », Annales. Économies, sociétés, civilisations, n°1, 1965, p. 76.

Dans cette seconde citation, il est plutôt question du caractère culturel de la «seconde nature » et de l’apprentissage qu’elle va requérir. Au même titre que la langue maternelle, celle-ci s’apprend et se perpétue par la culture.

2. De l’italien au français

La notion de seconde nature a été traduite, pour ce qui concerne l’ouvrage d’Andrea Branzi, en français depuis l’italien. Dans la langue d’origine, l’expression est «seconda natura ». On constate ici que les termes des deux langues sont très proches du point de vue étymologique.

« Che cos’è la seconda natura ? Ciò che non insegna la scienza. O che non può insegnare – certo. Ma, di fatto, la scienza viene ad essere la natura, la nostra natura culturale invece l’irriducibile mistero. Ciò che è certo non è più la natura – essa, sì, insondabile – ma la scienza stessa. In questo capovolgimento – di cui nessuno si accorge, dando uno sguardo alle letture fatte di questo (come di altri simili) volume – si invera lo scopo scientifico: svelare il mistero della natura – che non è più l’insondabile sostrato della vita, ma la cultura umana. Il problema – l’ostacolo – della scienza è divenuto l’uomo, non la natura2. »

DELL'OMBRA, Davide, « Gerald M. Edelman, Seconda natura », Sitosophia, 24 septembre 2008. https://www.sitosophia.org/recensioni/seconda-natura-di-gerald-m-edelman/ (consulté le 22/10/2021)

3. Explication du concept

Venons-en à présent à une définition plus développée. Le concept de « seconde nature » prend forme là où naissent et se développent des territoires culturels. Dès lors que l’homme s’est constitué un monde artificiel et s’est entouré d’un système d’objets, d’appareils, de codes, de langages et de comportements, il s’est engagé inévitablement dans l’élaboration de sa seconde nature, c’est-à-dire d’un nouveau rapport avec son milieu. Initialement inconsciente et régie par une éthique traditionnelle3 interhumaine, cette relation à l’environnement hybridé par les activités humaines n’était pas vectrice de « qualités profondes4 » — à savoir d’une prise en considération du bien des choses extra-humaines, consistant à étendre la reconnaissance de « fins en soi au-delà de la sphère de l'homme et intégrer cette sollicitude dans le concept du bien humain5 » — et donc ne pouvait pas véritablement être entendue comme une seconde nature. Cette dernière peut être pleinement comprise uniquement si elle intègre dans son exercice d’interface entre l’homme et son milieu un rapport symbolique, complexe et relationnel. Autrement dit, elle ne peut plus être contenue dans une éthique qui n’intègre pas le non-humain dans ses considérations. La seconde nature peut-être ainsi définie comme une nouvelle écologie entre l’homme et son milieu, ce dernier étant définissable comme un environnement naturel subissant l’influence des artefacts. Il s’agit d’une confrontation de l’environnement artificiel et de l’environnement naturel. Enfin, on peut comprendre le concept de seconde nature tant comme la sphère matérielle et artificielle dont s’est entourée l’homme que comme la relation qu’elle institue entre l’homme et son milieu.

4. Problématisation

Le concept de seconde nature fait émerger de nouvelles questions dans la culture de projet en design. En effet, en impliquant la sphère de l’artificiel et du matériel, la seconde nature est partiellement élaborée sur le territoire du design puisqu’elle est composée en grande partie d’un système d’objets conçus par ce dernier. En outre, si le design devient l’interface entre l’homme et le monde artificiel6, il doit repenser ses productions pour répondre aux impératifs que lui impose ce nouveau paradigme d’écologie artificielle. Le design est alors en première ligne, il doit s’efforcer de mettre en crise ses acquis théoriques et pratiques au regard d’une nouvelle éthique qui ne s’inscrit plus dans les codes rationalistes de la modernité, mais qui puise sa force dans la société post-moderne, c’est-à-dire dans celle qui prend conscience de sa propre complexité, que celle-ci concerne les langages, les objets, les identités, les relations et plus largement les modes d’existence qu’elle génère. Suivant cette même logique, le design et le concept de seconde nature sont très largement intriqués et l’un semble engendrer l’autre. En effet, si une seconde nature est à inventer, c’est au design de réinventer ses propres règles, de penser cet ordre nouveau, et d’élaborer un monde artificiel qui le respecte.

Etienne VIBERTI, Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. MAFFESOLI, Michel, et HUGON, Stéphane, L’étoffe de l’imaginaire : Design relationnel et technologies, L’impensé contemporain, Fontenay-le-comte, Lussaud, 2012. 

  2. « Qu'est-ce que c'est la seconde nature ? C'est ce que la science n'enseigne pas ou ce qu'elle ne peut pas enseigner. Mais de fait la science devient la nature, par contre notre nature culturelle reste un irréductible mystère. Ce qui est certain n'est plus la nature, insondable, mais la science elle-même. Dans ce retournement des rôles, dont personne ne s'aperçoit, en lisant ce texte (comme d'autres similaires) on concrétise, on matérialise l'objectif scientifique : dévoiler le mystère de la nature, qui n'est plus l'insondable substance, substrat de la vie, mais la culture humaine. Le problème - obstacle - de la science est devenu l'homme, pas la nature. » Traduction proposée par mes soins. 

  3. JONAS, Hans, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Champs. Flammarion, 1998, p. 27. 

  4. BRANZI, Andrea, Nouvelles de la métropole froide : design et seconde modernité, op. cit., p. 137. 

  5. JONAS, Hans, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, op. cit., p. 34. 

  6. Ibidem., p. 25.