Le design fait sa « Politique Fiction »

Objets. À Saint-Étienne, une exposition retrace l’histoire de la discipline, apparue avec la révolution industrielle, et analyse son engagement social et sa relation à l’utopie1.


Chaises ou objets aux formes bizarres, très onéreuses. Voitures écolos dernier cri. Ustensiles high-tech comme l’iPad. Voici le plus souvent les outils que l’on classe en France à la rubrique « design », accusés d’être au service du libéralisme capitaliste. On ignore souvent que cette discipline, dès sa naissance avec la révolution industrielle du XIXe siècle, a d’emblée posé sa relation à la politique et à l’utopie.

C’est cet « engagement » du design que la critique et historienne de design, Alexandra Midal, analyse dans l’exposition « Politique Fiction », présentée à la Cité du design de Saint-Étienne, dans la Loire. En partant de son essai, Introduction à l’histoire d’une discipline2, la pétulante Midal invente un dispositif triptyque composé d’un catalogue indépendant, d’un film, le Design au combat, et d’une exposition en forme de manège. Ou tournent, devant le visiteur, les démarches théoriques de quelques designers critiques. Il faut croiser les trois supports, comme un kaléidoscope, pour remonter à la généalogie de cet art dit appliqué.

Exalter les rêves

Quand serait né le design et ses implications sociales ? En 1840, à Chicago, avec Catharine Beecher (1800-1878), éducatrice connue pour son Traité d’économie domestique. Elle entend soulager le travail des femmes et défend le bien-fondé de l’abolitionnisme, les machines pouvant remplacer le personnel esclave. Midal replace d’emblée les femmes, oubliées dans cette épopée. La designer Matali Crasset rend hommage à Jane Addams (1860-1935), réformatrice américaine, prix Nobel de la paix en 1931, et à sa Hull-House : soit 13 bâtiments à Chicago destinés aux mal lotis et à accueillir les immigrants.

Pourtant, le premier usage du mot « design » daterait de 1849, attribué à un homme, l’Anglais Sir Henry Cole, inspecteur des arts décoratifs. Il le définit comme « une harmonie entre fonction, décoration et intelligence dans toute la production industrielle ». C’est lui qui, en 1851, organise la première Exposition universelle à Londres pour développer le commerce international. Cette foire mythique est symbolisée par l’innovant Crystal Palace de Joseph Paxton, le premier bâtiment à être fabriqué avec des éléments industriels. La manifestation exalte les rêves de progrès social, d’accès pour tous au confort, d’allégement du travail, de redistribution des richesses. En associant arts, sciences et industrie.

Ces espoirs sont vite laminés par la vie des paysans anglais devenus ouvriers miséreux. Les critiques des artistes, comme celle du poète John Ruskin, pullulent. C’est William Morris (1834-1896) qui devient le théoricien phare de cette contestation. Fabricant textile, écrivain, peintre, designer, socialiste, de la Socialist League au mouvement Arts & Craft, il tente d’inventer avec l’artisanat une alternative viable au capitalisme. « Il ne conteste pas tant l’industrie, raconte Midal, que la médiocrité de sa production, son asservissement au mauvais goût bourgeois et l’aliénation de l’ouvrier qu’elle engendre. » Le créateur ne devrait-il pas cesser d’être le jouet « des spéculateurs avides de la Bourse » ?

Une modernité qui fonce

Au début du XXe siècle, les modernistes rêvent aussi d’un monde meilleur, qui s’appuierait sur la puissance de la technologie machinique. En témoigne le célèbre mouvement allemand Bauhaus de Walter Gropius, qui prône la mise en commun révolutionnaire des savoirs, arts et métiers. Ce « repère de bolchos » sera fermé par les nazis, en 1933.

Cap sur New York où naît, en 1939, le mouvement du Streamline, défendant des formes aérodynamiques, simples et fonctionnalistes. Une modernité qui fonce à la vitesse des nouveaux bolides, toujours au service du progrès pour tous et de la démocratie. Mystification ? Car les mêmes formes, les mêmes valeurs égalitaires (la Volkswagen pour tous par exemple) seront réutilisées par les nazis mais au service du totalitarisme innommable.

Échapper à la standardisation

Après la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction revient à la case moderne, mais les premiers « contre-modernes » s’agitent. Ils attribuent « la faillite de cette utopie à son association naïve à des vertus sociales, et à l’attribution d’une correspondance entre esthétique et politique », poursuit Midal. « Utopie-Anormale », « ControDesign », «Superstudio »… Les architectes-designers des mouvements radicaux italiens vont chercher des échappatoires à la standardisation du monde. Ils s’engagent vers des projets expérimentaux, des petites éditions limitées de meubles. Contradiction ! N’ont-ils pas créé avec ces objets un nouveau marché de design artistique qui s’adresse aux collectionneurs, à une élite ! Dans la Société de consommation, Baudrillard n’avait-t-il pas prévenu que «notre société s’équilibre sur la consommation ET sur sa dénonciation » ?

L’exposition met en scène les grands maestri italiens. On y lit un texte sérigraphié hilarant d’Ettore Sottsass (1917-2007), qui a d’abord travaillé pour Olivetti, et qui fondera le dernier mouvement contestataire milanais, Memphis, de 1981 à 1985. Pour moquer le rôle de bouc émissaire du designer, il écrit : « Il faut croire que je suis responsable du nombre de tués sur les routes puisque c’est le capital qui fabrique les voitures… Il semble vraiment que je sois responsable de tout puisque je travaille pour l’industrie. » Est aussi présenté l’emblématique Proposta per un’autoprogettazione, du communiste Enzo Mari qui devient, en 1973, son propre commanditaire. Il offre aux usagers les plans d’une collection de meubles facilement réalisables en bois, contournant l’industrie et la distribution. Une protestation manifeste, qui sera elle-même contestée par les ouvriers des usines : « Que devient-on ?» s’insurgent-ils.

Des objets hypothétiques

Laissant de côté le collectif néerlandais Droog Design qui, en 1993, a posé la question d’un design économe, entre récupération, humour ready-made et do it yourself, Midal, constate que le design n’est plus le cheval de Troie de la remise en cause du capitalisme. Elle s’emballe pour une autre intuition. Et si aujourd’hui, la critique passait par la fiction, la narration, la spéculation ? D’où le titre « Politique Fiction ». Sur son manège, en 2012, elle fait tournoyer les objets hypothétiques, réalisés et filmés par le jeune Noam Toran enseignant au Royal Arts College de Londres. Il s’adresse plus à nos fantasmes qu’à nos usages, par exemple avec un aspirateur qui serait caressant. L’architecte performeur Didier Faustino accroche un mégaphone dans un décor brechtien : Hand Architecture, qui n’amplifie plus la voix pour parler à une foule, mais d’où ne sortirait que le murmure d’un homme seul, incompris. Marguerite Humeau pratique une drôle de chasse, elle tente de restituer avec divers scientifiques les sons et cris des animaux préhistoriques, créant des énormes bestioles à la frontière de la science-fiction.

Toutes ces pièces manifestes sont autant de brûlot déminant la société, les sciences, des «machines à explorer le temps » qui ne s’attaquent plus comme un bélier à la société de marché, mais attestent d’« un autre monde », fantastique. Où William Morris, auteur de Nouvelles de nulle part, retrouve toute sa place et fait encore le passeur avec tous ceux qui, aujourd’hui, manipulent l’imaginaire pour contaminer le réel.

C’est donc un combat politique de nature différente, « viral », qui serait mené aujourd’hui par le design : « Il opère par diversion et digression, conclut Alexandra Midal, et se substitue à la normalisation de la standardisation et à sa production matérielle en assumant un rôle de catalyseur des imaginaires. » Elle s’empresse d’ajouter : « C’est une histoire possible du design. »

© Libération


  1. Politique Fiction Cité du design, Saint-Etienne (42). Jusqu’au 6 janvier. Rens. : www.citedudesign.com 

  2. Éditions Pocket, 2009.