FOCILLON, Henri, « Les formes dans la matière », Vie des formes (1934), Paris, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, 2013, p. 49-53

La forme n’est qu’une vue de l’esprit, une spéculation sur l’étendue réduite à l’intelligibilité géométrique, tant qu’elle ne vit pas dans la matière. Comme l’espace de la vie, l’espace de l’art n’est pas sa propre figure schématique, son abréviation justement calculée. Bien que ce soit une illusion assez communément répandue, l’art n’est pas seulement une géométrie fantastique, ou plutôt une topologie plus complexe, il est lié au poids, à la densité, à la lumière, à la couleur. L’art le plus ascétique, celui qui vise à atteindre, avec des moyens pauvres et purs, les régions les plus désintéressées de la pensée et du sentiment, n’est pas seulement porté par la matière à laquelle il fait vœu d’échapper, mais nourri d’elle. Sans elle, non seulement il ne serait pas, mais encore il ne serait pas tel qu’il souhaite d’être, et son vain renoncement atteste encore la grandeur et la puissance de sa servitude. Les vieilles antinomies, esprit-matière, matière-forme, nous obsèdent encore avec autant d’empire que l’antique dualisme de la forme et du fond. Même s’il reste encore quelque ombre de signification ou de commodité à ces antithèses en logique pure, qui veut comprendre quoi que ce soit à la vie des formes doit commencer par s’en libérer. Toute science d’observation, surtout celle qui s’attache aux mouvements et aux créations de l’esprit humain, est essentiellement une phénoménologie, au sens étroit du mot. Ainsi nous avons chance de saisir d’authentiques valeurs spirituelles. L’étude de la face de la terre et de la genèse du relief, la morphogénie, donne un socle puissant à toute poétique du paysage, mais ne se propose pas cet objet.

Le physicien ne s’emploie pas à définir l’« esprit » auquel obéissent les transformations et les comportements de la pesanteur, de la chaleur, de la lumière, de l’électricité. Au surplus, on ne saurait confondre désormais l’inertie de la masse et la vie de la matière, puisque cette dernière, dans ses plus infimes replis, est toujours structure et action, c’est-à-dire forme, et plus nous restreignons le champ des métamorphoses, mieux nous saisissons l’intensité et la courbe de ses mouvements. Il n’y aurait que de la vanité dans ces controverses sur le vocabulaire, s’il n’engageait les méthodes.

Au moment où nous abordons le problème de la vie des formes dans la matière, nous ne séparons pas l’une et l’autre notion, et, si nous nous servons de deux termes, ce n’est pas pour donner une réalité objective à un procédé d’abstraction, mais pour montrer au contraire le caractère constant, indissoluble, irréductible d’un accord de fait. Ainsi la forme n’agit pas comme un principe supérieur modelant une masse passive, car on peut considérer que la matière impose sa propre forme à la forme. Aussi bien ne s’agit-il pas de matière et de forme en soi, mais de matières au pluriel, nombreuses, complexes, changeantes, ayant un aspect et un poids, issues de la nature, mais non pas naturelles.

De ce qui précède on peut dégager plusieurs principes. Le premier, c’est que les matières comportent une certaine destinée ou, si l’on veut, une certaine vocation formelle. Elles ont une consistance, une couleur, un grain. Elles sont forme, comme nous l’indiquions, et, par là même, elles appellent, limitent ou développent la vie des formes de l’art. Elles sont choisies, non seulement pour la commodité du travail ou bien, dans la mesure où l’art sert aux besoins de la vie, pour la bonté de leur usage, mais aussi parce qu’elles prêtent à un traitement particulier, parce qu’elles donnent certains effets. Ainsi leur forme, toute brute, suscite, suggère, propage d’autres formes et, pour reprendre une expression apparemment contradictoire, que les précédents chapitres permettent de comprendre, parce qu’elles les libèrent selon leur loi. Mais il convient de remarquer sans plus attendre que cette vocation formelle n’est pas un déterminisme aveugle, car – et c’est là le second point – ces matières si bien caractérisées, si suggestives et même si exigeantes à l’égard des formes de l’art, sur lesquelles elles exercent une sorte d’attrait, s’en trouvent, par un retour, profondément modifiées.

Ainsi s’établit un divorce entre les matières de l’art et les matières de la nature, même unies entre elles par une rigoureuse convenance formelle. On voit s’instituer un ordre nouveau. Ce sont deux règnes, même si l’on ne fait pas intervenir les artifices et la fabrique. Le bois de la statue n’est plus le bois de l’arbre ; le marbre sculpté n’est plus le marbre de la carrière ; l’or fondu, martelé, est un métal inédit ; la brique, cuite et bâtie, est sans rapport avec l’argile de la glaisière. La couleur, le grain et toutes les valeurs qui affectent le tact optique ont changé. Les choses sans surface, cachées derrière l’écorce, enterrées dans la montagne, bloquées dans la pépite, englouties dans la boue, se sont séparées du chaos, ont acquis un épiderme, adhéré à l’espace et accueilli une lumière qui les travaille à son tour. Encore que le traitement subi n’ait pas modifié l’équilibre et le rapport naturel des parties, la vie apparente de la matière s’est métamorphosée. Parfois, chez certains peuples, les relations entre les matières de l’art et les matières de la structure ont été l’objet de spéculations étranges. Les maîtres de l’Extrême-Orient, pour qui l’espace est essentiellement le lieu des métamorphoses et des migrations et qui ont toujours considéré la matière comme le carrefour d’un grand nombre de passages, ont aimé, entre toutes les matières de la nature, celles qui sont, si l’on peut dire, le plus intentionnelles et qui semblent élaborées par un art obscur ; et, d’autre part, ils se sont souvent appliqués, en traitant les matières de l’art, à leur imprimer les caractères de la nature, au point de chercher à donner le change, si bien que, par un renversement singulier, la nature est pour eux pleine d’objets d’art et l’art plein de curiosités naturelles. Ainsi la rocaille de leurs précieux jardinets, choisie avec toutes sortes de soins, paraît travaillée par le caprice des plus ingénieuses mains, et leur céramique de grès semble moins l’œuvre d’un potier qu’une concrétion merveilleuse élaborée par le feu et par des hasards souterrains. En dehors de cette émulation captivante, de ces échanges qui cherchent l’artifice au cœur de la nature et qui mettent le travail secret de la nature au cœur de l’invention humaine, ils ont été les artisans des matières les plus rares, les plus libres de tout modèle. Il n’existe rien dans le monde végétal ou le monde minéral qui suggère ou qui rappelle les laques, leur froide densité, leur nuit lisse, sur laquelle glisse une ténébreuse lumière ; elles viennent de la résine d’un certain pin, travaillée et polie longtemps, dans des huttes construites au-dessus des cours d’eau, à l’abri de toute poussière. La matière de leur peinture, qui tient à la fois de l’eau et de la fumée, n’est plus ni l’une ni l’autre, puisqu’elle possède le secret contradictoire de les fixer sans qu’elles cessent d’être fluides, impondérables et mobiles. Mais cette sorcellerie qui nous frappe et qui nous charme, venant de très loin, n’est pas plus captieuse ni plus inventive que le travail de l’Occident sur les matières de l’art. Les techniques précieuses, auxquelles nous serions tentés d’emprunter d’abord nos exemples, n’offrent peut-être, à cet égard, rien de comparable aux ressources de la peinture à l’huile. C’est là, sans doute, dans un art apparemment voué à l’« imitation », qu’apparaît le mieux ce principe de non-imitation, cette originalité créatrice qui, des matériaux fournis par la nature, extrait le matériel et la substance d’une nature nouvelle, et qui ne cesse pas de se renouveler. Car la matière d’un art n’est pas une donnée fixe, acquise pour toujours : dès ses débuts, elle est transformation et nouveauté, puisque l’art, comme une opération chimique, élabore, mais elle continue à se métamorphoser. Tantôt la peinture à l’huile nous offre le spectacle de sa continuité transparente, elle saisit les formes, dures et limpides, dans son cristal doré ; tantôt elle les nourrit d’une grasse épaisseur, elles semblent rouler et glisser dans un élément mobile ; tantôt elle est rêche comme un mur, et tantôt vibrante comme un son. Même si nous ne faisons pas intervenir la couleur, nous voyons bien que la matière varie dans sa composition et dans le rapport évident de ses parties. Et si nous évoquons la couleur, il est clair que le même rouge, par exemple, acquiert des propriétés différentes, non seulement selon qu’il est traité à la détrempe, à l’œuf, à la fresque, à l’huile, mais, chacun de ces procédés, selon la manière dont il est posé.

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