1. Définition
L’ « instinct » est défini par le CRNTL comme une « Impulsion intérieure indépendante de la réflexion qui détermine les sentiments, les jugements, les actes d'une personne », et comme une « Faculté, chez certaines personnes, de sentir, de deviner, qui détermine une manière de penser, un comportement ».
Centre Nationale de Ressources Textuelles et Lexicales, consulté le 17/11/2022, URL : https://www.cnrtl.fr/definition/instinct
En reprenant ces deux définitions, l’ « instinct du graphiste » pourrait être défini comme la faculté du graphiste à sentir de quelle manière créer pour être le plus fidèle à ses sentiments. Cet instinct agirait alors en prenant le pas sur la rationalité du graphiste, au-delà de ses préoccupations cartésiennes.
On peut lier ces deux termes en suivant la description de Jost Hochuli de son expérience de graphiste et du rôle que l’instinct y joue. Dans Un design de livre systématique ?, il écrit:
« C’est ainsi que j’avais voulu les choses, ainsi et pas autrement, sans pouvoir les expliquer rationnellement. Simple question d’instinct : “il me semblait”, “j’avais l’impression que”. […] Pourquoi [le corps du texte] n’est-il pas un peu plus gros, ou un peu plus petit ? Plus gros me paraissant juste un peu plus gros, et plus petit un peu trop petit. C’est l’unique raison, là encore, question de feeling. »
Jost HOCHULI, John MORGAN, Un design de livre systématique ?, Paris, B42, 2020, p. 38.
Jost Hochuli est un graphiste expérimenté et on pourrait penser que son expérience lui faciliterait la communication autour de ses projets. Il n’en est rien : il énonce que plus il accumule d’expérience, moins il arrive à expliquer distinctement ses choix. Au fur et à mesure que sa carrière progresse, son instinct prend le dessus sur sa rationalité et sur ses connaissances théoriques du graphisme.
2. Du latin au français
« Instinct » est tiré du latin instinctus, qui signifie « instigation, excitation, impulsion1».
Dans le domaine du design, on trouve des occurrences en anglais, sous la formulation de feeling, ce dont témoignent les occurrences qui suivent.
« In this new Jost makes more explicit the unspoken concept of the earlier text. By acknowledging the essential roles that feelings and intuition play in designing books and by talking about the messy reality of decision-making, he gets a little closer to describing the indescribable. »
Jost HOCHULI, John MORGAN, Systematic book design?, Paris, B42, 2020, p. 242.
« Also, if we understand a systematic approach to be a considered and a rational approach, we will have to allow some more question marks. For gut feelings – the unconscious, the feel for things – play a large and sometimes a decisive role in the process of designing a book. »
Jost HOCHULI, John MORGAN, Systematic book design?, Paris, B42, 2020, p. 323.
Si dans la première occurrence, le mot véritablement employé est « intuition », dans la seconde « instinct » est une traduction de “gut feelings” qui n’a pas de strict équivalent en français, mais qui sous-entend une intime conviction. Le terme « instinct » est transparent en anglais mais il est plus employé dans le sens de réflexe naturel. Employer le terme feeling met l’accent sur la partie émotionnelle du graphiste lorsqu’il travaille. Dans les deux citations ci-dessus, la part sensible du graphiste est mise en avant et c’est elle qui le pousse à prendre ses décisions, à la différence de la version française du texte, où une part plus primaire prendrait le dessus. Valoriser les sentiments plutôt que l’instinct pourrait rendre la thèse de l’auteur plus facile à être reçue auprès du public, qui a tendance à concevoir l’homme comme au-dessus de sa nature.
3. Explication du concept
Quand le graphiste a atteint un certain niveau de connaissance pratique et théorique dans son domaine, ce qu’il sait commence à prendre le pas sur ce qu’il peut exprimer. La pratique fait qu'il sait d'instinct ce qu’il convient de faire pour que son travail soit juste. Cet instinct prend le pas sur les connaissances qu’il a accumulées pendant ses années d’études et ses premières années de pratique. Un exemple dont se sert Jost Hochuli est celui des comparaisons entre deux typographies pour choisir la plus appropriées. Il critique le fait que ces comparaisons sont peu rigoureuses, elles seraient faites seulement en se basant sur quelques lettres ou quelques mots, là où il faudrait comparer des textes entiers4. La comparaison serait ainsi un moyen d’insuffler de la rationalité dans nos choix mais n’exprimerait en fait que le désir inatteignable d’objectivité complète.
4. Problématisation
L’instinct du graphiste qui prendrait le pas sur l’expression de ses choix révèle un paradoxe de la pratique. L’avancée d’un graphiste dans sa vie professionnelle et les connaissances qu’il a accumulées pendant ces années devraient en principe lui apporter les moyens d’exprimer de plus en plus clairement ses choix à ses commanditaires. Or, il semblerait qu’au contraire, plus le graphiste pratique son métier, plus il développerait un instinct de ce qu’il convient de faire et que les choix qu’il fait deviendraient mystiques.
On peut donc envisager qu’il existerait dans la vie du graphiste un point de rupture de subjectivité où sa pratique accumulée prendrait le pas sur les connaissances théoriques acquises lors de ses études qui lui permettaient d’exprimer rationnellement ses choix. Une hypothèse pourrait alors être que, jusqu’à ce que le graphiste ait accumulé assez de pratique pour que son instinct soit suffisamment développé, les connaissances théoriques sont pour lui une béquille sur laquelle il s’appuie. De plus, réintroduire l’instinct comme quelque chose de normal dans notre pratique pourrait nous rapprocher de notre humanité. Tenter sans cesse d’échapper à soi-même en s’insérant dans une logique supposée cartésienne peut nous empêcher d’agir selon notre intuition, car, comme elle n’est pas explicable rationnellement, alors elle n’est pas fiable.
Clara HUYNH TAN, Master 1 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022-2023.
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Étymologie donnée par le Dictionnaire de l’Académie Française, [Consulté le 17/11/2022], URL : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9I1530 ↩
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« Dans cet écrit récent, Jost explicite le message qui est sous-entendu dans l’ouvrage plus ancien. Il y reconnaît le rôle essentiel que jouent les sentiments et les intuitions dans le design de livre tout en évoquant la réalité complexe de la prise de décision, se rapprochant ainsi un peu plus de la description de l’indescriptible.» : telle est la traduction proposée par Damien SUBOTICKI dans Un design de livre systématique ?, Paris, B42, 2020, p.24. ↩
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« D’ailleurs, si l’on estime qu’une approche systématique doit être obligatoirement pensée et rationnelle, il faudrait ajouter plusieurs points d’interrogation. En effet, dans la conception d’un livre, l’instinct - l’inconscient, la façon dont on sent les choses – joue un rôle important et parfois même décisif.» : traduction proposée par Jean-François ALLAIN dans Un design de livre systématique?, Paris, B42, 2020, p. 32. ↩
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HOCHULI, Jost, Un design de livre systématique ?, B42, Paris, 2020, p. 49. ↩