1. Définition
Le « plan pliable » est une conception du tissu développée par Anni Albers. Selon elle, le textile a originellement cette double qualité d’être léger et pliable, ce qui explique sa « nature nomade » et son essence architecturale. Dans « Le plan pliable: les textiles dans l’architecture », un article publié pour la première fois en 19571, le plan pliable apparaît comme le textile, en tant qu’il est historiquement et matériellement lié à l’architecture. Elle écrit :
« L’architecture et le tissage […] avaient en commun l’objectif de fournir un abri, l’une pour la vie sédentaire, l’autre pour la vie en mouvement, la vie nomade ».
« Le même type de matériau qui s’était révélé si approprié pour les vêtements s’est trouvé également approprié ici : un matériau avant tout pliable et donc facile à transporter. […] La notion de maison transportable, et donc légère, est restée essentiellement la même. Les parois sont faites dans un matériau rigide et non porteur, un matériau à caractère textile sinon un textile proprement dit, un matériau facile à fixer sur des supports ».
Le plan pliable a donc par ses deux qualités essentielles la fonction d’isolation, de séparation du monde extérieur, avant toute considération esthétique. Le textile prend un rôle structurel dans l’abri nomade qui fait le pendant avec les parois de l'architecture fixe. Le tissu peut accompagner le voyageur, comme vêtement ou abri, et occupe à ce titre une place privilégiée dans l’histoire des techniques :
« L’abri est sans doute l’utilisation la plus vitale - avec les vêtements - qui ait été faite de ce matériau pliable, lequel n’a presque que deux dimensions2 ».
Albers, Anni, En tissant, En créant, Paris, Flammarion, 2021, p. 63.
2. De l'anglais au français
Le texte original précise :
« Shelter is perhaps the most vital use, besides clothing, that has been made of this pliable, quasi two-dimensional material ».
« What we should bear in mind here is the specific quality of textiles in regard to flexibility, pliability, and their high degree of performance relative to their weight, before taking up the part they play aesthetically3 ».
Albers, Anni, « Work with material », dans Albers, Anni, Selected Writings on Design, Hanover, University Press of New England, 2000, p. 46.
La notion est parfois traduite par « plan flexible », comme dans l’exposition éponyme de Leonor Antunes au CAPC de Bordeaux4. Dans l’anglais « pliable », on retrouve en effet le sens plus métaphorique de docile, arrangeant (« compliant »), soit la qualité de ce qui peut endurer les pressions sans se briser. Le textile par ses deux dimensions et sa flexibilité peut s’adapter aux modes de vie humains, il nous est « vital ».
3. Explication du concept
Dans le cadre de son rapport à l’architecture, Anni Albers ne considère pas la troisième dimension du textile. Même si elle évoque le travail des artisans sur l’épaisseur des tissus, la caractéristique plane (presque plate) du textile lui permet d’assumer des fonctions de revêtement, de recouvrement, de protection, d’isolation du monde extérieur, que ce soit sous la forme de vêtements ou d’abris-tentes. La flexibilité textile permet en plus un transport aisé. Cette notion permet de revendiquer des similarités avec l’architecture, dans leurs principes de construction jusque dans leur fonction d’abri, en même temps que de positionner favorablement le textile comme accompagnateur originel des modes de vies humains.
4. Problématisation
La réconciliation de l’architecture et du textile qu’appelle Albers à la fin du « plan pliable : les textiles dans l’architecture » émerge déjà à la fin du XIXe siècle. Gottfried Semper porte dans sa conception de l’architecture comme revêtement des principes similaires5.
Albers imagine l’évolution des textiles et de leur usage depuis leur origine. Semper aussi forge la « cabane caraïbe » comme mythe originel de l’architecture : d’abord se construit un foyer, puis un sol, puis le toit, puis les murs. Il montre que les éléments de clôture sont d’essence textile : tapis, tentures, tissus.
La Sécession viennoise utilise ces principes dans l’architecture. Ainsi, les effets de décors, de motifs sont justifiés puisque le fonctionnement architectural repose sur la dissociation des supports (les poteaux dont parle Albers) et du revêtement souple indépendant (le plan pliable). Les murs rideaux, détachés de toute fonction structurelle, portent alors la charge symbolique (l’enveloppe est décorative, ou évoque l’accueil, la monumentalité…). L’église de Steinhof par exemple, d’Otto Wagner, montre une façade métaphorique plus que structurelle (les colonnes ne portent aucune charge, les éléments de la modénature ne correspondent pas à la réalité de la structure…) En somme, là où Albers insiste sur le rôle fonctionnel du textile dans l’architecture avec le concept de plan pliable, les sécessionnistes viennois en tirent précisément sa capacité symbolique, dont l’esthétique penche vers le décoratif.
Anni Albers propose une utilisation nouvelle des textiles, en tant que cimaises dans les musées par exemple. Il resterait à penser une esthétique du plan pliable, fondée sur les propriétés du textile : translucides, lâches, réfléchissants ou opaques, pliés, courbés…
Camille AGUIRAUD, Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne 2021-2022.
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ALBERS, Anni, « The pliable plane : textiles in architecture », Perpecta : The Yale architectural journal, 4, 1957, p. 36-41. ↩
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ALBERS, Anni, En tissant, En créant, Paris, Flammarion, 2021, p. 63. ↩
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« Ce qu’il faut retenir ici, c’est la qualité spécifique des textiles en matière de flexibilité, de souplesse, ainsi que leur haut niveau de performance en regard de leur poids, avant que ces deux caractéristiques prennent de l’importance sur le plan esthétique », ALBERS, Anni, trad. Debiton, Julie, En tissant, en créant, op. cit., texte original ALBERS, Anni, « Work with material », dans ALBERS, Anni, Selected Writings on Design, Hanover, University Press of New England, 2000, p. 46. ↩
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« Leonor Antunes : le plan flexible », Bordeaux, CAPC Musée d’art contemporain, 2017. ↩
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La reconnaissance des qualités fonctionnelles du textile sont immédiatement dominées chez Semper par le « style » : « L’idée est venue à l’homme d’articuler un système d’unités matérielles dont les propriétés caractéristiques sont la malléabilité, la souplesse et la résistance, pour les raisons suivantes : Premièrement pour former des rangées et attacher ensemble ; Deuxièmement pour couvrir, protéger et clôturer », « Il ne fait pas de doute que les premiers principes du style se sont fixés dans cette technique artistique qui est la plus originelle », SEMPER, Gottfried, Der Stil, t. I, Francfort, Verlag für Kunst und Wissenschaft, 1860, réed. Der Stil, trad. Kalinowski, Isabelle, Lausanne, éditions d’en bas, 2018, sections 4 à 7. ↩