1. Définition

Le terme « matériau » est aujourd’hui répandu dans le français courant, quoiqu’il n’apparaisse qu’en 1923 dans Le Larousse, par exemple. Par singularisation de « matériaux », il désigne

« le type de matière qui entre dans la construction d'un objet fabriqué ».

CNRTL, https://www.cnrtl.fr/lexicographie/matériau, consulté le 9/12/21*.

Le singulier grammatical aurait pourtant dû être matérial, ancienne forme de matériel. Sous cette forme, la notion est néanmoins omniprésente dans les textes d’Anni Albers, dont certains sont regroupés dans Albers, Anni, En tissant, En créant, Paris, Flammarion, 2021 (pour l’édition française). Citons-quelques occurrences :

« Le matériau, c’est-à-dire la matière qui n’est pas travaillée ou mise en forme ».

« Contourner le NON du matériau avec le OUI d’une solution inventive, c’est de cette manière que de nouvelles choses surviennent - dans une lutte avec le matériau1 ».

« Quelque chose nous parle, un son, une sensation, la dureté ou la douceur, le matériau nous attire et nous demande d’être mis en forme. […] Des idées nous viennent de lui et, bien que nous ayons l’impression d’en être le créateur, nous entrons en dialogue avec notre médium2 ».

« Ce que j’essaye de faire comprendre, c’est que le matériau est un moyen de communication. Qu’être à son écoute, sans le dominer, nous rend véritablement actif, c’est-à-dire que, pour être actif, il faut être passif3 ».

« […] nous utilisions des matériaux très ordinaires tels que des épingles à cheveux ou des joints ou des chaînes de bouchons d’évier pour faire nos colliers4 ».

Hella Jongerius s’inscrit dans une posture similaire : « Le savoir se trouve dans le matériau, on peut donc l’y lire5 ».

2. De l'anglais au français

Bien que material comme « matériau » soit un nom commun, la traduction de l’anglais au français présente des subtilités. Les occurrences suivantes en langue d’origine nous permettent d’en avoir une idée plus claire.

« Our fabrics today are often beautiful, so we believe, through the clear use of the raw material, bringing out its inherent qualities ».

ALBERS, Anni, « Work with material », dans Albers, Anni, Selected Writings on Design, Hanover, University Press of New England, 2000, p. 31.

Dans ce texte originel, Anni Albers utilise tantôt raw material, tantôt material. Redondant ? Elle semble en effet considérer déjà le matériau comme « cru », soit brut. La distinction, en réalité, ne se limite pas à une classification : les raw materials, soit en français « matières premières » telles que le bois, la terre, la laine, le marbre d’un côté, et de l’autre les materials, peut-être transformés, déjà complexifiés : l’aluminium, la céramique. En effet, on trouve :

« Material, that is to say unformed or unshaped matter6 ».

Pourtant, plus loin, le matériau est singulier :

« Design is often regarded as the form imposed on the material by the designer. But if we, as designers, cooperate with the material, treat it democratically, you might say, we will reach a less subjective solution of this problem of form and therefore a more inclusive and permanent one ».

Material est un adjectif en même temps qu’un nom. Ainsi, le matériau est « ce qui est matériel ». On voit disparaître parfois le a ou the pour constituer une classe, un pluriel des matériaux : « Wherever provisional quarters have to be built speedily and independent of local material7 ». C’est ici tantôt l’ensemble du « matériel », tantôt « cette chose dans ses qualités matérielles ».

Ici, sans article encore : « For the fact that the inherent laws of material is of importance8 ».

Material désigne donc plutôt les qualités matérielles destinant quelque chose à être mis en forme, qu’un type de matière. Pour expliquer la création de ses bijoux, Anni Albers va dans ce sens : même une matière travaillée, industrielle, peut être matériau. Un tel emploi du terme serait contradictoire avec sa première définition de « matière non mise en forme » si l’on ne revenait pas pour la comprendre à la traduction.

3. Explication du concept

Le matériau par définition — et à la différence de « matière » — se comprend par sa finalité (la construction d’un objet fabriqué). Il se définit alors par ses propriétés, ses qualités naturelles ou données par l’homme. Anni Albers va à l’encontre d’une vision du matériau comme matière passive à laquelle on impose une forme. Au contraire, le matériau se défend, rechigne, parfois refuse ou réoriente, si bien qu’il dicte la forme autant que « l’idée9 » qui lui est imposée.

Le matériau est parfois presque personnifié. Il n’est pas anodin de le voir singularisé, individualisé : ce n’est plus une masse de matériaux mis en jeu pour construire une forme, mais bien un acteur spécifique et réactif avec lequel le créateur dialogue. Le designer apporte ses « intentions10 », son esprit d’aventure et sa volonté d’expérimentation. La confrontation directe avec le matériau, lutte ou écoute, coopération, lui apprend les lois de la nature. C’est l’étape fondamentale de tout processus de création de forme.

Tous les matériaux ne sont pas égaux devant les possibilités qu’ils produisent : déplorant la « docilité11 » des nouveaux matériaux, comme la peinture à l’huile l’est pour le peintre, Anni Albers défend les matériaux qui résistent à leur mise en forme.

4. Problématisation

Le matériau pensé comme Anni Albers ouvre un nouveau champ de possibilités au designer. D’une part, la forme n’est plus le seul fait du designer mais advient dans le travail intime avec le matériau. À ce titre, il doit se porter garant du respect des lois internes au matériau dans tout le processus de production12. D’autre part, la notion de matériau est qualifiante plus qu’elle ne définit une nature. Le designer reste libre de choisir ses matériaux au-delà des matières brutes, et est encouragé à chercher la résistance plus que la facilité.

Anni Albers remet en cause une vision. De la même manière qu’Heidegger, dans « Qu’est-ce que la technique moderne13  ?», dénonce la représentation de la Nature causée par la technique, ainsi le designer est encouragé à ne pas laisser l’industrie infecter son rapport au matériau. Comme Heidegger, il s’agit de ne pas penser la matière (naturelle et artificielle) comme un moyen mais comme une fin. La rencontre entre technique et design n’apparaît pas comme la perte du souci humaniste, mais comme le danger de l’asservissement du matériau. Une nouvelle éthique du designer se dessine.

Camille AGUIRAUD, Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne 2021-2022.


  1. ALBERS, Anni, En tissant, En créant, Paris, Flammarion, 2021, p. 137. 

  2. ALBERS, Anni, En tissant, En créant, op. cit., p. 150. 

  3. ALBERS, Anni, « Le matériau comme métaphore », dans Albers, Anni, En tissant, En créant, op. cit., p. 151. 

  4. Ibidem, p. 156. 

  5. COLIN, Anna (et al.), Hella Jongerius, Entrelacs, Paris, Impressions Lafayette Anticipations, 2019. 

  6. ALBERS, Anni, Selected Writings on Design, op. cit., p. 7. 

  7. Ibidem, p. 46. 

  8. Ibid., p. 38. 

  9. ALBERS, Anni, « Un aspect du travail artistique », dans Albers, Anni, En tissant, En créant, op. cit., p. 85. 

  10. Ibidem. 

  11. ALBERS, Anni, « Conversation avec les artistes », dans Albers, Anni, En tissant, En créant, op. cit., p. 137-138. 

  12. Ibidem, p. 139. 

  13. HEIDEGGER, Martin, « La Question de la technique », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 21.