1. Définitions
Reprise en français, la notion de wicked problem n’est pas définie par les dictionnaires de langue française. Elle désigne un problème qui n’est pas entièrement formalisable. Ne pouvant être exprimé avec assez de précision, il n’est pas soluble de manière systématique en s’appuyant sur une méthode préétablie. Les wicked problems sont caractérisés par leur structure particulière, ou plus exactement par leur difficulté à être structurés, et souvent définis en opposition aux tame problems, qui sont à l’inverse clairement structurables et solubles.
Les trois extraits suivants permettent de mieux la saisir.
« Par "innovation", nous signifions que nous nous intéressons à des projets attachés à transformer un état du monde, autour notamment de situations réputées épineuses (les wicked problems) de manière à déplacer le regard, à y faire advenir des choses inaperçues mais néanmoins considérées a posteriori comme incontournables. »
Jean-Marc WELLER et Frédérique PALLEZ, « Les formes d’innovation publique par le design : un essai de cartographie », Sciences du Design, 2017/1 (n° 5), p. 32-51. DOI : 10.3917/sdd.005.0032
« En revanche, le design thinking est la méthode idéale pour s’atteler à ce que Horst Rittel et à sa suite Richard Buchanan ont qualifié de "problèmes retors" (« wicked problems » en anglais). Il s’agit de problèmes dans lesquels le facteur humain tient une place prépondérante, qui impliquent des acteurs multiples, et dont la formulation varie en fonction du point de vue que l’on adopte. Les wicked problems sont des problèmes dont on ne connaît pas la solution tant qu’on ne l’a pas trouvée. Pour être démêlés, ils nécessitent une approche centrée sur l’humain et par petits pas. »
Nicolas BEUDON, « Mener un projet avec le design thinking », I2D - Information, données & documents, 2017/1 (Volume 54), p. 36-38. DOI : 10.3917/i2d.171.0036.
« Cette orientation postule que les problèmes sociaux ne se présentent pas comme les problèmes habituellement traités en science mais comme des "wicked-problems". Cela signifie entre autres qu’il n’y a pas de formulation définitive des wicked-problems, qu’ils n’appellent pas de réponse logique de type "vrai-faux" ni de test immédiat ou définitif d’une solution. Toute solution à un wicked-problem est singulière, elle s’inscrit dans un ensemble non dénombrable de solutions potentielles et d’opérations admissibles pour définir un plan d’actions donné. »
Mathias BÉJEAN, « Expérimentation, enquête, expérience : les politiques publiques à l’épreuve de la science », Cahiers du GRM , 16 | 2020. DOI : https://doi.org/10.4000/grm.2251
2. De l’anglais au français
Comme on l’aura compris, le terme est importé de l’anglais. Deux occurrences en témoignent.
« The problems that scientists and engineers have usually focused upon are mostly "tame" or "benign" ones. As an example, consider a problem of mathematics, such as solving an equation; or the task of an organic chemist in analyzing the structure of some unknown compound ; or that of the chessplayer attempting to accomplish checkmate in five moves. For each the mission is clear. It is clear, in turn, whether or not the problems have been solved. Wicked problems, in contrast, have neither of these clarifying traits; and they include nearly all public policy issues--whether the question concerns the location of a freeway, the adjustment of a tax rate, the modification of school curricula, or the confrontation of crime 1. »
Horst W.J. RITTEL et Melvin W. WEBBER, “Dilemnas in a General Theory of Planning”, Policy Science 4, p. 155-169, 1973.
« As described in the first published report of Rittel’s idea, wicked problems are a “class of social system problems which are ill-formulated, where the information is confusing, where there are many clients and decision makers with conflicting values, and where the ramifications in the whole system are thoroughly confusing”. This is an amusing description of what confronts designers in every new situation. But most important, it points toward a fundamental issue that lies behind practice: the relationship between determinacy and indeterminacy in design thinking. The linear model of design thinking is based on determinate problems which have definite conditions. The designer’s task is to identify those conditions precisely and then calculate as solution. In contrast, the wicked-problems approach suggests that there is a fundamental indeterminacy in all but the most trivial design problems2. »
Richard BUCHANAN, “Wicked Problems in Design Thinking”, Design Issues, Vol. 8 N. 2, p. 5-21, 1992.
Parmi les traductions françaises proposées dans la littérature, en complément de l’utilisation du terme anglais, on trouve les propositions suivantes : problèmes vicieux, pernicieux, tordus, persistants, épineux, retors, malicieux.
3. Explication du concept
La notion de wicked problem découle d’un effort de prise en compte, lors des tentatives de description du processus de conception, des savoirs tacites qui en font partie. Nombre de praticiens et de théoriciens du design reconnaissent en effet l’existence d’une expertise particulièrement difficile à qualifier dans les pratiques de design. Concevoir quelque chose implique de saisir le contexte dans lequel s’inscrit le problème qu’on cherche à résoudre - un problème qui change à chaque occurrence, et dont les méthodes de résolution changent également, non seulement en fonction de ce contexte mais aussi en fonction des praticiens, qui développent des stratégies personnelles. C’est ce cadre de travail changeant que la notion de wicked problem cherche à pointer.
Le terme trouve son origine dans l’histoire du champ de la recherche en design lui-même. Les premières théorisations du processus de conception par Horst Rittel et Melvin Webber, Nigel Cross ou Donald Schön se font en effet en parallèle du développement du champ de l’intelligence artificielle, et de l’ensemble des efforts de formalisation des processus cognitifs qui l’accompagnent. Dans le monde anglophone en particulier, les réseaux institutionnels des champs de l’informatique, de l’architecture computationnelle et du design émergent à la même période et s’entremêlent dans un effort commun de compréhension. Les échanges théoriques sont nombreux, en particulier pour parvenir à décrire le processus de conception, qui constitue un cas d’étude particulièrement pertinent pour comprendre le fonctionnement de l’esprit humain. Le terme de wicked problem est l’héritier d’une chronologie démarrant en 1956 avec un texte de John McCarthy, The Inversion of Functions Defined by Turing Machines3, puis en 1961 avec un texte de Marvin Minsky, Steps Toward Artificial Intelligence4. Les deux grands pionniers de l’intelligence artificielle posent à ces occasions l’idée de well-defined problems – des problèmes formulés de manière à pouvoir être résolus par un ordinateur. En 1964, Walter Reitman théorise dans son article Heuristic decision procedures, open constraints, and the structure of ill-defined problems5 la notion inverse de ill-defined problems, reprise ensuite en 1967 par Alan Newell dans son texte Heuristic Programming : ill-structured problems6. En 1969, Charles Eastman signe un article qui aura beaucoup d’écho, Cognitive processes and ill-defined problems: a case study from design7, et fait le lien entre ill-defined problems et design – une articulation qui sera ensuite reprise par Herbert Simon en 1973 dans The Structure of Ill-structured Problems8, dont une longue partie est dédiée à l’examen du processus de conception architectural. La même année, Horst Rittel et Melvin Webber adaptent la notion en forgeant le terme de wicked problems dans leur texte Dilemmas in a General Theory of Planning9, notion qui essaime au cours des décennies suivantes à travers toute la recherche en design.
Le concept est donc indissociable de l’émergence du champ de la recherche en design anglophone des années 60 pour les premiers travaux aux années 80 pour la constitution en un champ d’étude à part entière, avec des réseaux institutionnels qui lui sont propres. Il est associé à l’idée que les pratiques de design s’accompagnent d’une expertise qui leur est propre, théorisée notamment par Donald Schön dans son livre The Reflective Practitioner10, ou encore par Nigel Cross qui la désigne sous le nom de designerly ways of knowing – « la connaissance par le design »11. Aujourd’hui, la notion de wicked problems reste prisée dans le champ du design, et est utilisée également en sciences sociales, dans le cadre de travaux sur les méthodes de traitement des enjeux environnementaux, de management de la santé, ou encore de développement des politiques publiques. Horst Rittel et Melvin Webber, mais aussi plus tard Richard Buchanan12, pointent en effet dans leurs travaux que la résolution des wicked problems passe par l’implication d’un grand nombre des acteurs concernés, une dimension participative particulièrement pertinente pour aborder les problèmes socio-environnementaux.
4. Problématisation
Si dans les textes anglophones, la notion de wicked problems est devenue un classique de la théorie du design, elle a mis plus de temps à s’imposer dans les textes français. Nombre de textes francophones qui ont recours à la notion de wicked problems commencent en effet par citer les textes anglophones et définir la notion dans sa langue d’origine, avant d’en proposer une traduction. La notion tend donc souvent à être utilisée simplement pour poser l’existence de la difficulté à formaliser les attentes et les modalités du processus de design, sans être mobilisée au-delà. Le manque d’une analyse plus fine est une critique qui est également faite à certains textes anglophones : elle justifie de ré-établir systématiquement une définition à partir de la langue d’origine.
Néanmoins, si cette absence de traduction en français peut être considérée comme problématique car privant la recherche en design francophone de l’approfondissement de réflexions importantes sur la formalisation du processus de conception, elle peut aussi être considérée comme bénéfique, car elle permet d’échapper aux écueils potentiels accompagnant la notion de wicked problems. Celle-ci implique en effet de concevoir les travaux de design uniquement comme des problèmes à résoudre, avec des objectifs à atteindre et des solutions à optimiser. Or le design est une pratique qui ne prend pas seulement en compte des contraintes économiques et matérielles aisément modélisables pour rechercher un optimum, mais aussi des dimensions sociales et esthétiques qui échappent à ces logiques d’optimisation. La non-traduction en français de la notion de wicked problems permet donc peut-être de rechercher des alternatives à cette approche anglo-saxonne, et de poser avec clairvoyance la question épistémologique du devenir science du design.
Nadja GAUDILLIÈRE-JAMI, Laboratoires Géométrie Structure Architecture (ENSA Paris-Malaquais) et Digital Design Unit (TU Darmstadt)
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« Les problèmes sur lesquels les scientifiques et les ingénieurs se concentrent généralement sont pour la plupart "disciplinés" ou "inoffensifs". Prenons par exemple un problème de mathématiques, comme la résolution d'une équation, ou la tâche d'un chimiste organique qui analyse la structure d'un composé inconnu, ou encore celle d'un joueur d'échecs qui tente de faire échec et mat en cinq coups. Pour chacun d'eux, la mission est claire. Il est ensuite également clair que le problème a été résolu ou non. Les wicked problems, en revanche, n'ont pas cette clarté ; presque toutes les questions de politique publique en sont - que la question concerne l'emplacement d'une autoroute, l'ajustement d'un taux d'imposition, la modification des programmes scolaires ou la lutte contre la criminalité. » Traduction réalisée par mes soins. ↩
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Nous pourrions traduire ainsi le passage : « Comme décrit dans le premier rapport publié sur l'idée de Rittel, les wicked problems sont une "classe de problèmes aux enjeux sociaux mal formulés, où l'information est confuse, où il y a beaucoup de clients et de décideurs avec des valeurs contradictoires, et où les ramifications dans l'ensemble du système sont également confuses". Il s'agit d'une description amusante de ce à quoi les designers sont confrontés à chaque nouvelle situation. Mais surtout, cette description met le doigt sur une question fondamentale de la pratique : la relation entre le déterminisme et l'indétermination dans la pensée design. Le modèle linéaire de la pensée design est basé sur des problèmes déterminés dont les conditions sont définies. La tâche du designer consiste à identifier ces conditions avec précision, puis à calculer une solution. En revanche, l'approche des wicked problems suggère qu'il existe une indétermination fondamentale dans tous les problèmes de conception, sauf les plus triviaux. » ↩
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John McCARTHY, “The Inversion of Functions Defined by Turing Machines”, Claude E. SHANNON et John McCARTHY (eds), Automata studies, Annals of Mathematics studies no. 34, Princeton University Press, p. 177–181, 1956. ↩
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Marvin MINSKY, "Steps toward Artificial Intelligence," Proceedings of the IRE, Vol. 49 N. 1, p. 8-30, 1961. ↩
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Walter REITMAN, “Heuristic Decision Procedures, Open Constraints, and the Structure of Ill-Defined Problems”, Maynard. W. SHELLY and Glenn. L. BRYAN (eds.), Human Judgments and Optimality, New York, Wiley, p. 282–315, 1964. ↩
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Alan NEWELL, “Heuristic Programming : Ill Structured Problems”, Julius ARONOFSKY (ed.), Progress in Operations Research, Vol.3, New York, Wiley p. 360–414, 1969. ↩
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Charles M. EASTMAN, “Cognitive processes and ill-defined problems: a case study from design”, Proceedings of the 1st international joint conference on Artificial intelligence, San Francisco, Morgan Kaufmann Publishers Inc., 1969. ↩
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Herbert SIMON, “The Structure of Ill-structured Problems”, Artificial Intelligence Vol. 4, pp.181–201, 1973. ↩
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Horst W.J. RITTEL et Melvin W. WEBBER, “Dilemnas in a General Theory of Planning”, Policy Science 4, p. 155-169, 1973. ↩
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Donald SCHÖN, The Reflective Practitioner: How professionals think in action, London, Temple Smith, 1983. ↩
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Nigel CROSS, “Designerly ways of knowing”, Design Studies, Vol. 3 N.4, p. 221–227, 1982. ↩
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Richard BUCHANAN, “Wicked Problems in Design Thinking”, Design Issues, Vol. 8 N. 2, p. 5-21, 1992. ↩