1. Définition
Avant d’être un concept clef de la théorie esthétique du philosophe allemand Walter Benjamin, l’aura est plus largement connue dans son acception ésotérique dès la fin du XIXe siècle. Celle-ci désigne alors une sorte de halo lumineux et coloré émanant d’un être, nimbant son corps ou sa tête, enveloppant ses énergies ainsi que sa destinée (passé, présent et proche avenir). C’est à cette conception théosophique, courante à l’époque de Benjamin, que s’oppose le philosophe. L’aura apparaît dans ses écrits dès 1930, notamment dans ses textes concernant des expériences avec le haschisch, et devient un concept central dans deux de ses ouvrages majeurs sur la photographie, sa Petite histoire de la photographie en 1931 et dès la première version de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique en 1935. Toutefois, la théorisation du concept ainsi que le point de vue qu’en a Benjamin évolue de manière signifiante jusqu’en 1939, dans un rapport ambivalent à la modernité et à la tradition.
Dans sa Petite histoire de la photographie, Benjamin définit d’abord l’aura comme un phénomène touchant à la fois aux objets historiques – dont les œuvres d’art – et naturels, étant « un singulier entrelacs d'espace et de temps, unique apparition d'un lointain, aussi proche soit-elle1 ». L’aura réunit ainsi des caractéristiques de distance, d’unicité et d’authenticité et est, selon lui, vouée à disparaître à l’heure moderne de la reproductibilité technique des œuvres d’art.
« The camera is indeed the instrument of “fast seeing”, as one confident modernist, Alvin Langdon Coburn, declared in 1918, echoing the Futurist apotheosis of machines and speed. Photography’s present mood of doubt can be gauged by Cartier-Bresson’s recent statement that it may be too fast. The cult of the future (of faster and faster seeing alternates with the wish to return to a more artisanal, purer past-when images still had a handmade quality, an aura. This nostalgia for some pristine state of the photographic enterprise underlies the current enthusiasm for daguerreotypes, stereograph cards, photographic cartes de visite, family snapshots, the work of forgotten nineteenth – and early-twentieth-century provincial and commercial photographers 2. »
Susan, SONTAG, « Évangiles photographiques », dans Sur la photographie, (1977), P. Blanchard (trad.), Paris, Christian Bourgois, 2008.
Dans son recueil d’essais On photography, publié en 1977, Susan Sontag observe et interroge le rôle et l’histoire de la photographie dans nos sociétés. Ses écrits sont marqués par un héritage benjaminien explicite dans le corps de l’ouvrage, mais également dans le titre de son dernier chapitre, « A Brief Anthology of Quotations (Homage to W. B.) », faisant référence à l’ambition non réalisée du philosophe allemand de créer un ouvrage critique entièrement citationnel. L’essayiste et militante américaine discute ainsi sa théorie de l’aura en questionnant ses limites, en particulier dans le chapitre « Évangiles photographiques ». Dans l’extrait cité, Sontag introduit le concept au cœur d’une tension opposant un culte du temps moderne, qui serait celui de la rapidité, et donc de la production et reproduction mécanisée des images, à un désir de retrouver un temps passé, où la main était encore à l’origine de l’image et que cette dernière possédait alors une aura. Sontag suit la théorie benjaminienne en notant le déclin de l’aura de l’œuvre dans ce temps du futur, accéléré, tout en notant une « nostalgie » parallèle de cette perte auratique, menant certains à retourner vers des formats photographiques plus anciens et artisanaux. La tension paradoxale exposée par Sontag permet de situer l’aura du côté d’un temps passé qui serait plus « pur », ainsi idéal et sacré, face à un futur moderne qui serait, par conséquent « impur », artificiel et altéré. Implicitement, on devine que l’aura, telle que la définit Benjamin et la rapporte Sontag, aurait quelque chose de traditionnel tenant aux origines et aux valeurs rituelles et culturelles de l’art. Son déclin dans les temps modernes suggère donc un bouleversement historique et artistique.
2. De la langue d'origine au français
À l’Antiquité, que ce soit en grec, (αὔρα, apparenté à ἀήρ, aêr) ou en latin (aura), le mot renvoie d’abord à de l’air en mouvement, une brise, un souffle. Son sens évolue toutefois pour toucher plus spécifiquement au divin, renvoyant à l’air lumineux émanant des déités, représenté dans l’art par une draperie gonflée par le vent. Dans la mythologie grecque, la plus jeune des Titanides, punie par Artémis pour par avoir comparé son corps à celui de la déesse par hybris, puis transformée par Zeus en brise, se prénomme ainsi Aura.
De part ces étymologies grecque et latine communes à de nombreuses langues indo-européennes, le terme est identique en allemand, anglais, français, néerlandais, italien, espagnol ou encore en suédois. Le sens moderne apparaît en français à la fin du XVIIIe siècle et son importance actuelle remonte au XIXe siècle. L’aura quitte ainsi le domaine du divin pour redescendre vers la vie terrestre et concerner plus particulièrement le corps humain, tant dans le domaine médical – l’aura désignant un symptôme annonçant une crise (asthme, migraine, épilepsie…) – que celui de l’occultisme – l’aura renvoyant alors à une émanation invisible ou une atmosphère immatérielle se dégageant d’une personne. Par extension, l’aura peut être comprise comme l’image ou la réputation émanant de quelqu’un, mais également comme la résonnance que peut avoir une œuvre d’art dans la sensibilité d’un individu.
3. Explication du concept
Si l’aura apparaît dès 1930 sous la plume de Benjamin, la définition qu’il en donne évolue nettement lors de cette décennie. Nous tenterons ici d’éclairer quelque peu ce concept difficilement cernable et vaporeux – à l’image de ce halo ésotérique, énergétique et évanescent, ou celui, parfois visible sur les premières photographies, auréolant ses sujets. En 1931, dans Petite histoire de la photographie, Benjamin définit l’aura comme une réciprocité technique et sociale entre la photographie à ses débuts et la bourgeoisie en ascension. Cette correspondance précaire se morcelle avec le début de l’industrialisation de la photographie, au début du XIXe siècle et dès 1936, dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique , la définition benjaminienne de l’aura change pour désigner son unicité, « son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve. Sur cette existence unique, exclusivement, s’exerçait son histoire (…). Le hic et nunc de l’original forme le contenu de la notion de l’authenticité, et sur cette dernière repose la représentation d’une tradition qui a transmis jusqu’à nos jours cet objet comme étant resté identique à lui-même3 ».
L’aura désignerait donc ce qui, émanant de l’œuvre d’art, exprimerait son authenticité, son inscription dans un lieu, un temps et une tradition. Selon Benjamin, l’aura procède d’une valeur cultuelle traditionnelle qui renvoie aux origines sacrées de l’art, autrefois utile dans une vie quotidienne marquée par la foi. À partir de la Renaissance, le culte religieux fut remplacé par un culte de la beauté, nouvelle valeur sacrée. Dès lors, si l’époque moderne marque la disparition progressive et inévitable de l’aura, l’art défend toutefois l’authenticité de l’œuvre et voue un culte à sa beauté – simulacre de l’aura première.
Benjamin aborde d’abord l’aura de la photographie pour étendre son étude à celle de l’art en général, dont le déclin est symptomatique d’une crise de l’art, elle-même signe d’une crise sociale de la modernité (triomphe de la bourgeoisie et d’une économie capitaliste). Benjamin débute L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique en affirmant qu’« il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d’autres pouvaient toujours le refaire4 ». Pour autant, Benjamin note que « la reproduction mécanisée de l’œuvre d’art représente quelque chose de nouveau5 ». Gagnant en intensité, ces procédés de reproduction modernes permettent une certaine immédiateté qui accompagne progressivement l’imprimé, à l’époque du développement des premiers médias de masse. La photographie dépasse finalement la technique de la lithographie : « Pour la première fois dans les procédés reproductifs de l’image, la main se trouvait libérée des obligations artistiques les plus importantes, qui désormais incombaient à l’œil seul. Et pour la première fois dans les procédés reproductifs de l’image, la main se trouvait libérée des obligations artistiques les plus importantes, qui désormais incombaient à l’œil seul. De même que la lithographie contenait virtuellement le journal illustré ainsi la photographie, le film sonore6 ». On peut noter que l’extrait précédemment cité de Susan Sontag fait particulièrement écho à ce passage. Celui-ci observe en effet une accélération moderne qui va de pair avec un culte du futur, de la vitesse, et qui détache finalement l’œuvre de la main, ainsi que de son aura.
Dans Petite histoire de la photographie et L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, ce tournant historique que représente le déclin de l’aura est présenté positivement par Benjamin. Dans sa théorie esthétique révolutionnaire, cette disparition permettrait du même coup une désacralisation de l’art, une démocratisation de son accès, ainsi qu’une émancipation politique de l’homme moderne. Ce déclin est toutefois corrélé à une forme de nostalgie, également mentionné par Sontag ; néanmoins Benjamin précise que toute restauration artificielle de l’aura n’est qu’une illusion. En tant que technique de production et reproduction mécanisée, la photographie atteste de la perte de l’original, et donc de l’aura, marquant ainsi la transition de la valeur cultuelle à la valeur culturelle.
À partir de 1936, Benjamin ne voit plus d’un œil si positif le déclin de l’aura à l’ère de la reproductibilité technique et exprime finalement un regret et une crainte face à une tradition qui se perd sans contrepartie. Il propose ainsi en 1939 une dernière définition de l’aura : « avoir l’expérience de l’aura d’un phénomène, soulignera encore Benjamin, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux7».
4. Problématisation
Mis à l’épreuve du temps, la photographie et le film sur pellicule semblent finalement démentir la théorie benjaminienne. C’est déjà ce qu’observait Susan Sontag dans Sur la photographie:
« part of the built-in interest of photographs, and a major source of their aesthetic value, is precisely the transformations that time works upon them, the way they escape the intentions of their makers. Given enough time, many photographs do acquire an aura. (…) all photographs are interesting as well as touching if they are old enough 8 ».
Susan, SONTAG, Sur la photographie, P. Blanchard (trad.), Paris, France, Christian Bourgois, 2008, p. 174.
Ainsi, dans son article « Aura, destruction et reproductibilité numérique », publié en 2008 dans la revue de cinéma électronique Hors Champ, le professeur d’études cinématographiques André Habib constate, dans le prolongement de la pensée du chercheur italien Paolo Cherchi Usai, une « réévaluation rétroactive de la notion d’aura » : « il semble que l’une des choses qui frappe les observateurs de la chose cinéma (…), c’est le fait que, à mesure que le temps passe, que la télévision, puis la vidéo, le numérique et la multiplication des supports de diffusion diversifient l’accès aux œuvres, la pellicule filmique se trouve bonifiée des traits de l’aura, que le cinéma, selon Benjamin, avec les autres arts de la “reproductibilité technique”, était censé avoir liquidé9 ». L’ouvrage de Paolo Cherchi Usai mentionné par André Habib, The Death of Cinema (2001), repose en effet sur l’idée que le cinéma n’est pas un art de la reproduction, mais bien de la répétition, « soulignant le hic et nunc de chaque expérience de projection, rendant toute restauration d’une expérience originale impossible10 ». La singularité irréductible de l’expérience proposée par le médium ainsi que sa dégradation dans le temps nuanceraient ainsi la disparition de l’aura que notait Benjamin dans les années 1930.
Pour autant, notre époque contemporaine invite à prolonger ces questionnements autour de l’aura de l’œuvre d’art ainsi que son déclin. À l’heure du numérique, la reproductibilité technique se diversifie et touche l’art, les médias, mais également le vivant par le biais des biotechnologies, telles que le clonage ou les modifications génétiques. Les nouveaux supports dématérialisés des œuvres d’art numériques signent-ils définitivement la perdition effective de l’aura ? Dire que ceux-ci sont absolument exempt des affres du temps est toutefois faux ; certaines expérimentations photographiques et vidéo – comme le film court du cinéaste allemand Thomas Kutschker Me, Myself and I in the Age of Download (2010) – jouent ainsi sur leur détérioration progressive à travers les procédés de téléchargement et copie numérique sur internet. De plus, la reproduction, facilitée par les technologies numériques, peut être mise au service d’une création nouvelle, inédite, unique. La reproductibilité technique marque peut-être davantage l’avènement d’une nouvelle forme de création d’image qu’une perte auratique. Ce déclin serait alors un débat dépassé dans un monde saturé par des images qui s’éloignent toujours plus de la main grâce des technologies gagnant en autonomie, comme l’intelligence artificielle. Dans « La Métamorphose des muses » (2002), Jacques Rancière amorce ces nouvelles interrogations : « Quand les instruments de reproduction se font instruments de création et configurent un espace où se perd la distinction même du modèle et de la copie, de l'activité et de la passivité, il apparaît que la mimèsis est tout autre chose que la servitude archaïque d'un art non encore émancipé, qu'elle est tout autant une manière, politique et sociale, de découper, avec les possibles de l'art, les espaces et les temps, les places et les rôles qui définissent une communauté11 ».
Maïa Godin, M2 Dramaturgies, ENS de Lyon, supervisée par Occitane Lacurie, 2023-2024
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Walter, BENJAMIN Petite histoire de la photographie, Paris, France, Société Française de Photographie, 1996, p.19. ↩
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A ce propos: « L’appareil photo est en effet l’instrument de la “vision rapide”, comme le déclarait en 1918 Alvin Langdon Coburn, apôtre convaincu de la modernité, en écho à l’apothéose futuriste des machines et de la vitesse. On peut mesurer le doute qui s’est emparé des photographes à l’époque actuelle à la crainte récemment exprimée par Cartier-Bresson qu’elle ne soit précisément trop rapide. Le culte du futur (culte d’une vision de plus en plus rapide) alterne avec le désir de revenir à un passé plus artisanal, plus pur, un passé où les images avaient encore la qualité d’un objet fait main, une aura. Cette nostalgie des origines de l’entreprise photographique sous-tend l’engouement contemporain pour les daguerréotypes, les cartes stéréographiques, les cartes de visite photographiques, les photos de famille et l’œuvre des photographes provinciaux et professionnels oubliés du XIXe et du début du XXe. »
Susan, SONTAG, Sur la photographie, P. Blanchard (trad.), Paris, France, Christian Bourgois, 2008, p. 174-175 ↩ -
Walter, BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, F. Joly (trad.), Paris, France, Payot & Rivages, 2013, II. ↩
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Id. ↩
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Id. ↩
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Walter, BENJAMIN L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, op. cit., I. ↩
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Walter, BENJAMIN, Oeuvres, M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch (trad.), Paris, France, Gallimard, 2000. ↩
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Susan, SONTAG, Sur la photographie, op. cit., p. 197: « l’une des principales sources de leur valeur esthétique (celle des photos), ce sont précisément les transformations que le temps y opère, la façon dont elles échappent aux intentions qui les ont réalisées. Qu’on leur laisse assez de temps et beaucoup de photos acquièrent une véritable aura. (…) toutes les photos sont intéressantes et émouvantes si elles sont suffisamment vieilles ». ↩
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André, HABIB, « Aura, destruction et reproductibilité numérique », 2008 (en ligne : https://horschamp.qc.ca/article/aura-destruction-et-reproductibilit-numrique ; consulté le 28 novembre 2023). ↩
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Id. ↩
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Jacques, RANCIERE, « La Métamorphose des muses », dans C. Van Assche, Sonic process: une nouvelle géographie des sons, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou (éd.), Paris, France, Centre Pompidou, 2002. ↩