Van Lieshout, stupre et tremblements

Pendant six mois, l’atelier néerlandais AVL distille ses dystopies infernales, organiques et sexualisées, à la Friche Belle de Mai à Marseille.


Un Welcoming Center — infernal centre de tri d’humains évoquant Ellis Island —, un bordel pour femmes en forme de spermatozoïde, une université strictement pour mâles… Nul doute, nous voici dans les antres organiques et tentaculaires du Néerlandais Joep Van Lieshout. Pendant six mois, invité par le Cartel à la Friche Belle de Mai de Marseille, ce Hollandais dévorant et son Atelier Van Lieshout (AVL) ont carte blanche pour être le fil rouge (et noir) de « New Orders », une rafale de projets artistiques qui réinventent la ville.

Électron. Le provocateur libertaire, échafaudeur de cités utopiques jusqu’à la dystopie, et la gigantesque Friche marseillaise se confrontent ici. La rencontre est labellisée Marseille-Provence 2013 et est soutenue par Oh ! Pays-Bas, une manifestation culturelle hollandaise.

Né à Ravenstein en 1963, Joep Van Lieshout est apparu sur la scène arty internationale dans les années 90 avec ses Mobile Home et ses sculptures ready-made en fibre de verre. Mais c’est en 1995 que cet électron, à la fois libre et collectif, se singularise en fondant l’AVL dans le port de Rotterdam. Cette

PME d’un nouveau type regroupe entre 15 et 20 employés, elle crée à la fois des meubles, des sculptures, des architectures cellulaires et développe des projets fictionnels de cités critiques.

En 2001, la petite communauté installe sur les docks AVL-Ville, un « État libre » de non-droit. Où cette joyeuse bande néobaba expérimente concrètement l’autogestion. Les habitants de cette polis trash distillaient de l’alcool, fabriquaient leur monnaie, avaient leur drapeau, leurs armes, leurs propres services hospitaliers et transports et produisaient leurs biens de consommation. Cela dura un an. Le gouvernement hollandais y mettra fin de façon musclée. Une expérience libertaire que l’on a dégustée en France sous forme d’exposition choc et humoristique à Lille, en 2004, au Tri Postal. Si AVL-Ville attrapait nos méninges politiques et alternatives, c’est par notre corps, nos entrailles, nos boyaux et nos déchets qu’elle nous happait, avec particulièrement la Womb House (« maison utérus ») rouge, des organes féminins géants formant une unité d’habitation fœtale et fonctionnelle.

Phallus. Dix ans après, à Marseille, l’exposition « The Butcher » (« le boucher ») est le premier volet d’une œuvre totale en marche, The New Tribal Labyrinth. Le propos s’est assombri, illustré par des grandes maquettes et des objets toujours organiques et sexualisés, des plans et des dessins. Van Lieshout assène son infernale Slave City (« cité des esclaves »), élaborée de 2005 à 2008. Il faut imaginer une ville dont la forme est un phallus, qui vit en autarcie complète. Le business plan prévoit 7,8 milliards d’euros de profit par an. 200 000 habitants – 100 000 femmes et 100 000 hommes – sont sélectionnés dans le Welcoming Center. Les malheureux élus travaillent quatorze heures par jour, sept heures dans un call-center, sept heures dans des champs ou des ateliers. Trois heures sont consacrées au plaisir dans deux bordels, l’un masculin, l’autre féminin. Cette microsociété hyper rationalisée d’hommes asservis fonctionne à l’énergie verte et mange bio. Peu d’enfants, ils ne sont pas rentables. Tout y est recyclable au « sens écologique du terme », même les humains qui ne sont pas sélectionnés.

Dans la Tour-Panorama de la Friche, conçue par l’architecte Matthieu Poitevin, Van Lieshout occupe bien ce haut lieu gigantesque, avec un spectaculaire haut fourneau archaïque. Pour réactiver les rituels du travail (perdu) de la révolution industrielle. Pour faire renouer physiquement avec la production, avec la matérialité de la fabrication directe de produits. Loin du marketing et de la surconsommation. Entre séduction d’une machine anciennement chaleureuse et outil de torture polluant. Dans l’univers (de survie ?) qu’il propose cohabiteraient industrie et agriculture, nature et pollution, beauté et laideur, biologie et sexe, futur et archaïsme, noir et blanc, bien et mal.

Cynisme. C’est la validité de la question utopique au XXIe siècle que Van Lieshout passe à la moulinette avec ses cauchemardesques machines à vivre ou à travailler. Le phalanstère de Charles Fourier, le rêve de société industrielle pacifiée de Saint-Simon, l’architecture dessinée pop et SF de l’Anglais Peter Cook et du mouvement Archigram, le modernisme fonctionnaliste, et évidemment les totalitarismes pervertis, communistes et nazis, frétillent ou empestent dans sa ville-monde, apocalyptique camp de concentration écologique. Combattrait-il le cynisme capitaliste mondial par un cynisme artistique critique ? Car ce patron-plasticien, qui hybride sur son corps tant de métiers — artisan, fermier, sculpteur —, recycle ses grandes maquettes habitacles pour le marché de l’art. Le Welcoming Center est devenu un minibar.

A partir du 30 août, il livrera à la Friche un Excrementarium, lieu de débat, composé de 10 à 12 cuvettes de toilette. Le 15 septembre, il sera le « boucher » cuisinier d’un dîner rituel autour d’une vache entière. Performeur, il animera avec AVL une foire, une édition web, des débats, des films et des concerts… Dans un corps à corps, de port à port, entre Rotterdam et Marseille.

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