Neuf auteurs en quête de l’autre
Design. Avec leurs expositions, ils se jettent dans le bain de l’empathie. De la psychanalyse à l’humour.
« Une société plus sensible » Elsa Francès, directrice de la biennale
« Le choix du thème de l’empathie est le résultat d’une intuition et d’une réflexion collective. Peut-être que dans une période où nous serions en mal d’utopie, à un moment où la société prétend se construire sur un unique principe de réalité, l’empathie serait-elle porteuse d’espoir d’une collectivité plus sensible et plus attentive ? Comprendre les sentiments et les émotions d’un autre : cette notion est relativement absente de l’enseignement du design alors même que c’est la pensée de cette discipline. Et l’empathie possède une force investigatrice remarquable. D’autres lectures du monde sont-elles possibles que celles hypertechnicistes que l’on nous propose ? Peut-être, et c’est l’hypothèse que je formule ! »
« Si j’étais une poignée de porte ?» Adrien Rovero, designer suisse, scénographe de quatre expositions de la citation
« Un designer chargé de scénographier des expositions doit s’imaginer à la place des commissaires. Je me suis référé au film Dans la peau de John Malkovich ! Existerait-il un demi-étage à Saint-Étienne qui permettrait de se glisser dans la tête des commissaires ? Pour le visiteur, dans l’exposition EmpathiCITY, onze villes vont se retrouver sur un unique banc, comme un élément rassembleur. Pour le contenu, si j’étais une poignée de porte, comment aimerais-je être présentée ? Quelle particularité aimerais-je montrer ? Quel type de lumière mettre en avant ? Je recherche la précision et la juste balance entre un effet produit et sa mise en œuvre.»
« Nous ne sommes pas devant un mur » Matali Crasset, designer et commissaire de « Nano-ordinaire »
« Quand j’ai choisi le métier de designer, j’ai vite élargi la notion de fonction, en défendant de nouveaux rituels pour la vie quotidienne. Pour l’exposition "Nano-ordinaire", j’ai travaillé avec Paul-Louis Meunier, mon émissaire scientifique que j’ai connu chez Thomson. Pour trouver une autre sorte d’empathie dans le cadre domestique. Sans présenter d’objets ni de matières. Pour lutter contre ce que l’on ne maîtrise pas, comme l’énergie, gérée centralement. Retrouver des ferments pour être autonome, faire l’expérience des petites choses en inversant les paradigmes. Autrefois, une couverture chauffante apportait du confort en consommant de l’énergie. Et si une couverture en fibres nouvelles récupérait la chaleur du corps pendant la nuit pour l’utiliser après la journée, en étant peu énergivore ? Nous ne sommes pas devant un mur. Il faut exposer le design comme un potentiel, voir autrement les ressources d’une maison, pour envisager aussi des échanges avec les voisins.»
« Explorer le bizarre » Alexandra Midal, critique de design et commissaire de «Dream Team »
« Je revisite le concept de Design Empathy, de l’architecte Richard Neutra, ami du fils de Sigmund Freud. Il a forgé cette notion après avoir observé le mobilier de Freud et la façon dont il s’en servait pour susciter la libre association des patients. Arrivé aux États-Unis, Neutra a envisagé une cure liée au design, dans une vision comportementaliste. Je reste fidèle à la psychanalyse, mais j’explore la question de l’inconscient, de l’hypnose, des débordements affectifs extrêmes. Par le design lié à la norme et à la fonctionnalité. Avec cinq départements d’écoles européennes1, j’ai découvert une jeune génération qui revendique le pouvoir des émotions, la dimension du bizarre. Exemple : Beam Me Down ou Self-Inducing Amnesia, de Sitraka Rakotoniaina, provoquent une amnésie partielle, comme réagit naturellement le cerveau pour se protéger d’un traumatisme. Beam Me Down vide l’air des poumons, occasionne un vertige et fait perdre momentanément la mémoire. Cet état temporaire, qui pourrait sembler si peu empathique à certains, est vertueux, car il permet à l’inconscient d’engager un travail nécessaire face au trauma rencontré. Il protège des chocs émotionnels trop intenses. »
« Une petite manufacture de rencontres » Grégory Blain et Hervé, exposition «la Manufacture »
« Nous concevons des objets sobres et simples, laissant la possibilité à l’utilisateur de se les approprier. Pour la biennale, nous organisons une exposition avec notre association Greenhouse. Nous mettons en place une petite manufacture d’objets en plâtre qui seront ensuite vendus aux visiteurs. Nous invitons une quinzaine d’artistes et designers à répondre à ce projet pour faire se rencontrer ceux qui créent, produisent, et ceux qui utilisent. »
« Des pas japonais, des ricochets » Mathilde Brétillot, designer, collectif Particules 14, exposition « l’Âge du faire »
« Le design n’est plus uniquement fuel for industry ». Ses enjeux se placent aussi en dehors du marché, jusqu’à questionner l’évolution de nos modes de vie et surtout de nos aspirations. Aujourd’hui, toutes les offres alternatives d’une nouvelle génération sont guidées par des propositions de survie collective. Le design réassume sa fonction première : "Pourquoi et comment, sous quelle forme ?" L’empathie est la faculté d’écouter, de comprendre l’autre et lui répondre à travers des objets qui sont intermédiaires entre ceux d’avant et ceux à venir. Pour l’exposition "l’Âge du faire", j’ai dessiné des pas japonais, ces petites pierres qui nous permettent de traverser, d’aller l’un vers l’autre, de choisir une direction. Entre l’histoire du Petit Poucet et les ricochets sur l’eau. »
« Être plus critiques » Sebastian Bergne, designer londonien, commissaire de « Design With Heart »
« L’empathie, je ne la pratique pas consciemment, j’essaie de dessiner des objets qui seront appréciés à la fois par les entreprises et par les gens qui vont s’en servir. Avec la même différence entre la pop music produite pour faire un tube et une musique qui sera un bon morceau et deviendra populaire. "Design With Heart" est ma sélection d’objets empathiques. Et si cela peut encourager les gens à être plus critiques, à mieux choisir leurs objets personnels… Je présente aussi bien un couteau de cuisine que la torche olympique des derniers JO. Le premier sera jugé quant à sa fonction précise et son imperfection. L’autre est un objet symbolique à grande audience, liée à un événement sportif mondial. »
« Prévenir les dangers du monde » Claire Fayolle, historienne du design, commissaire de « Demain, c’est aujourd’hui »
« C’est la quatrième édition de l’exposition "Demain, c’est aujourd’hui". Son but est de voir comment les entreprises, les designers, les écoles, les labos de recherche envisagent le futur. L’empathie – la base du design –, on la perçoit avec les projets collaboratifs, en open source sur le Net. Comme le 4×4 Rally Fighter de Jay Rogers et de sa communauté d’internautes, la start-up américaine Local Motors. La question alimentaire est très présente, comme la consommation d’insectes dans sa dimension psychologique. Comment transmettre cette idée en Occident ? L’empathie passe aussi par des objets critiques qui préviennent des dangers du monde : un vase qui bloquerait toutes les ondes, permettant de couper son portable au restaurant, signe ostensible d’une convivialité à retrouver. Ou une proposition anglaise qui serait une sorte de profilage d’une famille, de ses états émotionnels, anticipant une dépression, par exemple. Nombre de projets dénoncent ces outils séduisants qui deviennent trop intrusifs ou nous rendent captifs de la consommation. Ils semblent empathiques, ils ne le sont pas. »
« Décrocher un sourire, c’est une fonction ! » Benjamin Girard, de l’agence Design Project, commissaire de « Vous voulez rire ? »
« Le design devient trop sérieux, il oublie l’humour, qui a un statut décrié en France. Si un objet est drôle, on le taxe de gadget. Comme si l’humour gommait la fonction ! C’est aussi une fonction, comme de décrocher un sourire ! L’humour peut être un médiateur. Par exemple, la mairie de Besançon, pour inciter les gens à ne plus jeter leurs chewing-gums par terre, propose des jeux, comme des cibles où lancer ces pâtes à mâcher. Plus que l’injonction, cela a diminué la saleté de 50%. L’exposition « Vous voulez rire ? » Se déroule dans l’église du Corbusier de Firminy, en béton, austère. Avec les 5,5 designers, qui font la scénographie, on respecte le lieu, sans gags. On aborde le thème de la fonction avec un sac-poubelle en forme de Teddy Bear. La communication, avec Monoprix, où sur une boîte à biscuits il est écrit : "Enfin une boîte où tout le monde peut entrer". La déconnade est utile face à la paranoïa ambiante, les sujets tabous, les questions sociétales. Nous montrons un nichoir à oiseaux qui est également une caméra de surveillance. Le design doit se moquer de lui-même. On présente un gaufrier qui fabrique des petits meubles, car il y en a marre aussi de cette profusion d’objets, de "bouffer" du design. »
© Libération
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La Royal Academy d’Anvers, le Royal College de Londres, le Sandberg Institute d’Amsterdam, la Head de Genève, et l’école d’art et de design de Saint-Étienne. ↩