Vitra se fait vitrine
Le campus de Vitra serait-il un monde parfait, dans une mise en valeur obsessionnelle et cultivée des valeurs de l'entreprise ? À Weil-am-Rhein, en Allemagne, à la croisée de Bâle et de Mulhouse, c'est cette première impression d'achèvement que dégage le site de cette grande maison de mobilier suisse. Une incroyable collection de bâtiments d'architecture attaque les yeux. De Zaha Hadid pour l'ancienne caserne de pompier de l'usine devenu bel étal pour exposition, en passant par Tadao Ando qui signe la salle de conférence si paisible, à Franck Gehry qui y a distordu le musée Vitra. Et ce n'est pas terminé, on attend que les Suisses Herzog & de Meuron bâtissent le nouveau showroom à l'entrée de ce complexe. L'agence japonaise Sanaa doit y élever un bâtiment destiné à la production. La coupe est pleine, bordée par un verger bucolique de cerisiers. Qui peut se vanter d'avoir créé une telle planète cohérente, des murs aux poignées de portes, des tenues noires des employées aux chaises Panton décoratives dans la prairie. Et de tels liens entre architecture et design ?
Rareté. Alors que la foire de Bâle battait son plein à quelques kilomètres de là, Vitra, profitant de l'affluence de la jet-set du marché de l'art et du design, fêtait les cent ans de la naissance du designer américain Charles Eames, son maître de référence. Dans l'ex-caserne, une exposition efficace [montre des] prototypes, sièges icônes comme The Organic Chair dessinée par Eames et Saarinen en 1941, ou la Chaise (1948) en hommage au sculpteur Gaston Lachaise, et des films surtout retracent la saga du couple Charles et Ray Eames, leur art d'inventer à partir d'une toupie et de vivre des années optimistes américaines 50-60.
Rolf Fehlbaum, qui n'est plus le directeur de Vitra mais qui en reste l'« âme » artistique, ne se contente pas d'offrir aux visiteurs une simple commémoration. Il y ajoute deux expositions « laboratoires », l'installation « My Home » dans le musée et une présentation de pièces limitées, « Vitra Edition ». Pourquoi une entreprise industrielle de meubles comme Vitra, qui a révolutionné la vie de bureau, se fait-elle soudain « galerie » ?
« Il nous faut étudier le design du futur, s'orienter vers la recherche, déclare Rolf Fehlbaum. Notamment dans l'art d'habiter la maison, pour sortir de nos normes habituelles du mobilier de bureau. Mais aussi prospecter à travers des pièces en édition limitée. Il y a dix-huit ans, nous avions déjà créé une telle collection, avec les designers Gaetano Pesce, Denis Santachiara, Ettore Sottsass, Kuramata... Mais cela n'avait pas eu de retentissement. À présent, il y a un marché pour des éditions limitées. » En témoignent les galeries internationales représentées au Design Miami Basel voisin, où le vintage, de Mathieu Matégot à Jean Prouvé, triomphe, où l'architecte Zaha Hadid est partout avec des pièces luxueuses à des prix exorbitants, et où la galerie française Kreo présentait de nouvelles créations limitées, notamment de Martin Szekely et du collectif suédois Front.
Les pièces et installations Vitra, en charge d'un beau supplément d'image novatrice pour l'entreprise, sont évidemment confiées à quinze des « meilleurs » designers ou architectes du monde. Créant là, à travers ces signatures, une cour de design haute couture qui ne pourra que renforcer la course à la rareté et à la cotation, surtout pour Zaha Hadid et Ron Arad.
Pas de grandes révélations dans ce défilé « Vitra Edition ». Arad s'autoparodie en customisant sa Rover Chair qui passe du trash au clinquant, mais s'y distingue avec un humour calme, le Japonais Naoto Fukasawa qui décline une Chair à la forme assez primitive de roc. Chacune des chaises est en relation avec l'environnement. Ainsi, l'une est en marbre, l'autre en gazon, en forme de valise à roulettes. Alberto Meda livre un ingénieux paravent technologique qui accumule l'énergie.
C'est Konstantin Grcic qui atterrit le mieux ici, quoique son objet mal identifié, Landen, serait mieux en extérieur qu'enfermé sous une bulle. « Je ne voulais pas spéculer sur le mobilier, explique-t-il. Pour moi, Vitra, c'est un potentiel de recherche. Ce siège serait destiné à la banlieue, il est un peu brutal, en métal noir. Dans la rue, on a l'habitude de se poser n'importe où. Je m'inspire de cela, je change la typologie d'un simple banc, pour offrir une manière différente, collective, moins convenue de s'asseoir. » C'est un bel objet décalé au charme énigmatique d'un designer qui a joué le jeu.
Fécule. L'exposition « My Home » se présente comme un paysage domestique futuriste, mais là non plus, pas de quoi sauter aux plafonds biseautés de Gehry.
Jurgen Bey y livre une proposition poétique de bureau à la maison, Jerszy Seymour amuse avec son plastique dégradable composé à partir de fécule de pomme de terre, Hella Jongerius se fait simple styliste, Jürgen Mayer H. joue avec des peintures aux couleurs thermosensibles. Finalement, les Bouroullec s'accrochent bien aux murs chaotiques du musée. Une fois de plus, ils campent à la maison, mais avec une tente, ou yourte, en textile plus souple, plus désordonnée et plus chaleureuse que leurs cabanes habituelles. Mais l'ensemble de ces recherches ne suffit pas à habiter le lieu. Tout n'est pas toujours parfait dans le monde de Vitra. Tant mieux ?
Vitra Campus Charles Eames Strasse 2, Weil-am-Rhein (Allemagne). Expositions : « Vitra Edition », jusqu'au 22 juillet. « My Home », jusqu'au 16 septembre. « Vitra
Eames », jusqu'au 26 août. www.vitra.com.
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