Science-fiction et design, planète inédite
Des vaisseaux spatiaux aux robots, des cellules d'habitation aux combinaisons de super-héros, les liens entre design et science-fiction apparaissent évidents.
Pourtant, cette rencontre a été peu étudiée. Même si ces deux disciplines projettent les mutations de la société, représentent des miroirs critiques du monde.
Explorer les territoires communs entre ces deux domaines depuis 1929, date d'apparition du terme « science-fiction », c'est ce voyage assez excitant que propose l'exposition «Tomorrow Now » au Mudam de Luxembourg, périple organisé par deux commissaires, Alexandra Midal et Björn Dahlström1.
La remontée dans le temps peut commencer dans le grand hall du musée, avec le prototype de maison en plastique Futuro Home, inventée en 1968 par l'architecte finlandais Matti Suuronen. Cet abri en forme de capsule était destiné aux skieurs. Prêt à l'emploi, il pouvait se poser sur les pentes enneigées des montagnes et accueillir huit personnes. La Futuro n'était pas une chimère, elle aurait pu être fabriquée en série si la crise du pétrole de 1973 n'avait pas stoppé net cet âge d'or des formes pop, ces rêves d'envol dans l'espace où le plastique était roi. Sous l'immense verrière bâtie par l'architecte Ieoh Ming Pei, est presque donnée l'illusion qu'elle pourrait décoller, casser le verre et se planter à flanc de la colline du Kirchberg.
Jeu trouble. Mais un bon flash-back est nécessaire. Cette exposition, plus thématique qu'historique, est quand même balisée par quelques dates. Elle prend sa source avec Hugo Gernsback (1884-1976). C'est ce Luxembourgeois émigré aux États-Unis, éditeur de pulps, dont Amazing Stories, qui invente le terme « science-fiction » pour sa revue Science Wonder Stories. On parlait plutôt de « roman scientifique » pour les œuvres de Jules Verne. Dans sa revue Forecast, qu'il publie à partir de 1951, Gernsback imagine aussi toutes sortes d'objets, notamment Superception, un cercle de métal qui entoure le front et qui, sous l'assaut d'impulsions électriques dans le cerveau, y recrée des images télévisuelles.
L'autre date déterminante, c'est 1939, avec l'exposition universelle de New York. Là, le designer et décorateur de théâtre américain Norman Bel Geddes (1893-1958) projette une mégaville pour le pavillon General Motors, le Futurama. Les visiteurs peuvent anticiper une cité de 1960, pullulant de gratte-ciel et d'échangeurs routiers. Le design naissant, Geddes déclare d'ailleurs qu'il est « le premier designer » commence à se faire une place dans l'anticipation de l'environnement. Peu avant, Richard Buckminster Fuller a dessiné la Dymaxion House (1928), une capsule d'habitation non privée mais temporaire, mobile et louable, complètement novatrice. Elle ne verra pas le jour. Mais, dans un bond en avant vers les années 60-70, on en retrouvera le ferment utopique avec les mouvements architecturaux radicaux Archigram et Superstudio autre galerie de l'exposition, consacrée elle à la contestation ou à la « dystopie » (utopie anormale). La SF y agit comme support critique, notamment dans les douze villes idéales de Piero Frassinelli (1966), de Superstudio, qui dénoncent avec humour le conservatisme, la standardisation émergente et les excès de l'industrialisation dans la ville et le monde. Les architectes s'amusent à détourner cet art dit pauvre des comics, dans la revue Amazing Archigram. Leur cité est alors projetée comme un organisme vivant unique. On l'attend toujours.
La traversée de l'autre dimension passe par toutes sortes de planètes. Dont le magnifique jardin de sculptures de John McCracken, des monolithes noirs évoquant aussi bien le film 2001, l’odyssée de l'espace de Stanley Kubrick qu'une planète rêvée. Un étrange extraterrestre, le Space Walk de Yinka Shonibare, vole en apesanteur dans l'espace, métissage du cosmonaute et d'un Africain. Il porte un costume en wax, tissu des tenues des femmes africaines. Cette créature venue d'ailleurs remet dans l'air la peur que représente l'étranger, thème récurrent de la SF.
Dans le Medialab de Konstantin Grcic, cabinet de curiosités multimédias, sont présentés des écrans sur lesquels on visionne une multitude d'images, de Tron à Matrix. Une installation permanente qui s'inspire de Superception, de Hugo Gernsback, où chaque membre d'une famille est posté devant son écran individuel pour regarder son programme préféré en même temps. Convivial.
De galerie en galerie, chacune forte d'un thème précis, de la pharmacopée à «l'Existenzmaximum », de la technophilie au Cabinet hypnotique de l'architecte François Roche (R & Sie, 2005), c'est la scénographie qui fait le lien. Le designer français Mathieu Lehanneur n'a pas opté pour des objets super-SF invasifs et démonstratifs, mais pour une «colonisation » plus discrète de l'espace et de l'expo, signifiée par la couleur noire: « Rien de notablement étrange, rien n'est absolument normal. » Juste de légers dérèglements : avec le dispatcheur, à l'entrée de chaque galerie, qui laisse entrer le visiteur selon son bon vouloir ; ou avec les zeppelins noirs munis de caméras de surveillance. Un jeu trouble qui traduit bien les parentés bizarres entre des prototypes des années 30 et ceux d'aujourd'hui. Le futur du passé reste futuriste, le futur n'arrive jamais comme on l'attendait.
Perversions. Trouble que l'on retrouve face à une énorme montagne noire, lunaire, en mousse molle et un peu inquiétante, peuplée d'une belle collection de robots. Des jouets aux formes les plus variées comme Chime Trooper, d'Aoshin, un petit Nippon de 1958. À côté de ces petits monstres de ferraille ou de plastique, une ronde attirante d'Oneness de l'artiste japonaise Mariko Mori. Quand on câline ce petit alien bleu en Technogel, son cœur s'allume et bât, son œil s'éclaire. C'est sans doute le personnage le plus sympathique de cette galerie 5, qui confronte design, science- fiction et corps. De l'impressionnant héros-robot Zoloat, évoquant Goldorak, sculpture de Jean-Luc Moerman, aux « superprothèses » poétiques et lumineuses de l'Italien Denis Santachiara.
De toutes les transformations proposées, fantasmatiques, artistiques ou « morphos», c'est-à-dire la métamorphose organique du corps, c'est probablement l'installation «SpermPalace» (1981-2007) qui opère le plus à vagin ouvert. Cet immense « diorama » est l'œuvre du Japonais Masata, un anonyme, qui le conçoit en 1981 comme un hihokan ou « musée du sexe». Un tableau en 3D aujourd'hui racheté et présenté par l'artiste Kyoichi Tsuzuki. Ce musée Grévin trash, scène habitée par des mannequins de grandeur surréelle, met en scène des Terriennes maltraitées par des extraterrestres, à la seule fin d'être des esclaves sexuelles manipulées pour reproduire un être hybride colossal et monstrueux, femme jusqu'à la ceinture, homme en dessous. Ce tableau a pour effet de dénoncer, crûment, les possibles dérives du clonage, les éventuelles perversions de l'eugénisme et toute volonté totalitaire qui redéfinirait l'être humain. C'est démoniaque, mais le trait est si caricatural, qu'on en rirait presque. Une scène qui fait comprendre que la rencontre entre design et SF a ses limites, éthiques certes. La science-fiction peut dénoncer avec hyperviolence les dangers du monde en perpétuelle mutation. Le design, au XXIe siècle, bien ancré dans la matière du réel, qui se trouve déjà confronté aux nanotechnologies, à la génétique, à la catastrophe écologique, manque, lui, terriblement d'Orwell.
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