ALBERS, Anni, « Travailler avec le matériau », [1938], En tissant, en créant, Paris, Flammarion, 2021, p. 117-122.

La vie de nos jours est déconcertante. Nous n’en avons pas de vue d’ensemble, comme cela a pu être le cas autrefois. Il nous faut choisir parmi une grande diversité de concepts. Et comme ceux-ci n’ont pas de socle commun, ils nous laissent perplexes. Pour nous retrouver nous-mêmes, nous devons renouer avec la simplicité de concevoir. Ce n’est que par la simplicité que nous pourrons faire l’expérience du sens, et seulement par cette expérience du sens que nous pourrons accéder à une compréhension indépendante.

Aujourd'hui, dans tout apprentissage, la dépendance à l’autorité tient une place importante puisqu’il faut parcourir en peu de temps une grande étendue de connaissances. L’étudiant oscille ainsi souvent entre l’admiration et l’incertitude. Il en résulte un sentiment bien connu d’infériorité, qui est commun aujourd'hui aussi bien aux individus qu’à des nations entières.

L’indépendance présuppose l’esprit d’aventure – une foi dans ses propres forces. C’est cela qui devrait être encouragé. Travailler dans un domaine où l’autorité ne s’est pas manifestée peut nous aider à atteindre ce but. Car nous sommes submergés d’informations, qui peuvent être décoratives, mais qui sont inutiles en termes de construction. Nous avons développé notre sensibilité et négligé notre propre énergie créatrice. Ce n’est pas un hasard si les dépressions nerveuses sont plus fréquentes dans notre civilisation que dans celles où la puissance de créer s’exprimait naturellement dans les activités quotidiennes. Cela nous conduit à une suggestion : nous devons quitter le ciel nébuleux dans lequel nous vivons pour redescendre sur terre et faire l’expérience de la chose la plus réelle qui soit, le matériau.

La civilisation semble généralement éloigner les hommes des matériaux, des matériaux dans leur forme originelle. Le processus de mise en forme des matériaux est tellement divisé en étapes séparées qu’il est rare qu’une seule personne prenne en charge l’ensemble du cycle de fabrication. Bien souvent elle ne connaît que le produit fini. Mais si nous voulons trouver dans les matériaux une expérience directe, une proximité avec les choses dont le monde est fait, nous devons retourner au matériau lui-même, à son état originel, et de là prendre part aux étapes de sa transformation.

Nous utilisons les matériaux pour satisfaire nos besoins substantiels aussi bien que nos besoins spirituels. Nous avons des choses utiles et des belles choses – des équipements et des œuvres d’art. Dans les civilisations anciennes, une telle séparation n’existait pas. Entre les mains de l’artisan, qui était aussi l’exécutant, une chose utile pouvait devenir belle. Son élan n’était pas entravé par la concentration de son effort sur une seule étape d’un processus mécanique long et compliqué. Il était aussi un créateur. Les machines nous libèrent de l’ennui de la répétition. Mais elles ne laissent libre cours à l’imagination qu’au moment de la conception du produit. Le matériau, c'est-à-dire la matière qui n’est pas encore travaillée ou mise en forme, est un domaine où l’expérimentation indépendante est moins soumise à l’autorité que dans beaucoup d’autres, et pour cette raison il semble très approprié à l’exercice de l’invention et de la libre spéculation. Avec lui, même le débutant le plus timide peut goûter à l’exaltation que procure la création. Il est un créateur en même temps qu’il se confronte aux lois irrévocables du matériau, qui sont établies par la nature et non par l’homme. L’expérimentation libre peut ainsi conduire à l’épanouissement de notre désir de donner forme et de donner de la permanence à des idées, c'est-à-dire à l’art, ou bien à la satisfaction que procure l’invention sur un plan plus technique.

Le plus important pour s’élever soi-même est de se voir quitter le terrain rassurant des conventions établies et de faire l’expérience de la solitude et de l’autonomie. Cette aventure peut pénétrer l’être tout entier. La confiance en soi peut grandir, et le désir d’exaltation se satisfaire sans motif extérieur, à l’intérieur de soi ; car créer est la joie la plus intense que l’on puisse connaître.

Tout travail artistique, tel que la musique, l’architecture, de même que la religion et les lois scientifiques, peut être compris comme la transformation d’un désir de stabilité et d’ordre. Mais le travail artistique entendu comme le travail d’une matière tangible à laquelle on peut donner formes est plus propice que les autres au développement du goût pour l’exploration, du fait que les lois inhérentes aux matériaux sont d’une grande importance. Elles imposent des limites à l’imagination libre. Car une telle liberté peut déconcerter celui qui cherche et l’amener à se résigner devant l’immensité des possibilités, tandis qu’à l’intérieur de limites définies l’imagination peut trouver quelque chose à quoi se raccrocher. Les choix potentiels sont encore importants, mais pas aussi écrasants que ceux offerts par une infinité de possibilités. Ces limites peuvent être pensées comme le squelette d’une structure. Pour le débutant, un matériau aux limites bien définies peut, pour cette raison, être très utile au développement d’un travail indépendant.

L’artisanat, entendu comme un ensemble de conventions déterminants comment traiter un matériau, introduit un autre facteur : des traditions d’exécution qui ont valeur de lois établies. Celles-ci peuvent être utiles au sens où elles donnent un cadre au travail. Mais ces règles peuvent aussi susciter l’envie de les défier. Elles sont révocables puisqu’elles sont fixées par l’homme. Elles peuvent nous inciter à les affronter pour nous mettre à l’épreuve. Mais elles fournissent toujours une discipline qui équilibre l’hubris de l’extase créatrice.

Tous les artisanats sont propices à cela, mais certains plus que d’autres. Plus le matériau offre de possibilités d’attaque, dans son aspect et dans ce qui le rend propre à la construction, plus il sollicite notre imagination et notre capacité de produire. Le tissage est un exemple d’artisanat à multiples facettes. Outre des qualités de surface – rugosité et douceur, matité et brillance, rigidité et souplesse –, il inclut aussi la couleur et, comme élément dominant, la texture, qui dépend de la construction des armures. Comme tout artisanat, il peut aboutir à la production d’objets utiles, ou bien peut s’élever au rang de l’art.

L’enseignement des artisanats, outre le travail d’exploration libre, doit prendre en compte à la fois l’utile et l’artistique. Comme nous l’avons dit plus haut, aujourd'hui seule la première étape du processus de production des objets utilitaires offre une certaine liberté de conception. Plus aucune variation n’est possible lorsque la production est lancée, si l’on admet que la production de masse implique nécessairement le travail mécanisé. Cela signifie que l’enseignement doit préparer à un travail de conception adapté à la réplication industrielle, en mettant l’accent sur la réalisation de modèles pour l’industrie. Il doit aussi encourager la connaissance des développements, voire apprendre à les anticiper. Ainsi le résultat du travail artisanal, un travail réalisé en contact direct avec le matériau, peut avoir du sens pour beaucoup plus de gens que seulement ceux qui se consacrent au travail manuel. Et d’un point de vue industriel, la production mécanisée prendrait un nouvel élan si elle tenait compte des résultats d’un travail intime avec le matériau.

L’autre aspect du travail artisanal est lié au travail artistique, la réalisation d’un espoir d’ordre et de permanence. D’autres éléments, tels les proportions, les relations dans l’espace et rythme, prédominent dans ces expérimentations, comme c’est le cas dans d’autres arts. Aucune limitation ne s’applique si ce n’est la loi du matériau lui-même. Plus que d’agir activement, il s’agit d’écouter ce que dicte le matériau et d’assimiler les lois de l’harmonie. C’est ainsi que la conviction que nous avons de participer à un ordre éternel peut devenir une certitude.

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