BEDIN, Martine, EVENO, Claude, Objets, nos amis, Bastia, Editions Eoliennes, collection, 2019.

Dans l'ouvrage Objets, nos amis, Martine Bedin et Claude Eveno se posent la question suivante : depuis le début de l'industrialisation, quels sont nos rapports aux choses qui composent le monde qui nous entourent et quel intérêt leur accordons-nous ? Quelle position prend le créateur ?

Martine Bedin et Claude Eveno défendent un design libre, où les objets perdurent dans le temps et acquièrent une histoire. Ils s'opposent ainsi à la société de consommation qui pousse le consommateur à acheter des produits de mauvaise qualité qu'ils rachèteront sûrement quelques années plus tard pour remplacer l'ancien, devenu désuet.

La critique de la société de consommation ne s'adresse pas directement à la production en plus grande quantité, mais plutôt à l'éphémérité des objets, leur fragilité et leur banalité. Autrement dit, la société de consommation nous pousse à ne pas nous attacher à ce que nous achetons : nous sommes propriétaires de biens mais nous ne sommes plus capables de leur accorder un autre intérêt que son usage strictement utilitaire.

Les auteurs montrent alors que les objets du design ne peuvent être qu'une simple question de profit. Le design devrait être une affaire de poésie, de rêve et de fantaisie, tout comme l'architecture, la peinture ou encore la photographie — parce que ces différentes disciplines ne devraient pas être distinguées. Le rationalisme doit laisser place à un esprit libre et s'affranchir des normes.

L'argumentation des deux auteurs s'opère par un premier échange. Claude Eveno et Martine Bedin entament une discussion sur l'enfance durant laquelle l'émerveillement prenait le pas sur l'histoire des objets1. L'échange est par ailleurs le cœur de l'ouvrage : chaque vision du monde se vaut et chaque discussion permet à chacun d'élargir ses horizons.

Martine Bedin critique avec virulence les produits d'IKEA2 — comme étant de médiocres tentatives de reproduction du confort moderne amorcé par le Bauhaus — pour se pencher sur les objets qui la fascine le plus : les vases. Objets se situant entre le design et la poésie, les vases sont, pour certains, de nature fragile et contiennent des fleurs, symbole de la vie éphémère.

Les objets artisanaux sont plus susceptibles d'être aimés car mieux réalisés et plus appréciés pour ce qu'ils signifient et nous évoquent. En effet, les meubles nous évoquent des souvenirs ou des actions pour certaines rituelles, auxquels nous sommes attachés3. Finalement, nous donnons vie aux objets en les utilisant. De ce fait, nous incorporons en eux une « substance volatile » telle une aura permettant de les sublimer et leur conférant un aspect précieux.

En effet, les meubles ne sont pas à étudier en dehors de leur contexte : une armoire peut être associée à un lieu d'une manière si symbolique qu'il finit par faire partie du lieu lui-même.

Si les objets sont capables de tant de choses en relation avec l'homme, l'architecture l'est tout autant4. L'architecture aussi peut révéler une histoire. Une maison accueille la vie mais elle est aussi là pour nous faire vivre, nous faire sentir que nous sommes là, bien vivants.

Pour arriver à des objets et des maisons de cet ordre, cela passe avant tout par le dessin5 : un dessin doit dès le départ dégager un début d'aura (atmosphère qui semble englober un objet en lui conférant un aspect mystérieux). Il se doit d'être « beau, élégant et singulier » et d'être à la limite entre le réel et le rêve. Pour qu'une chose puisse être précieuse, le dessin doit être à son image.

S'enclenche de cette discussion sur le croquis une réflexion sur le pouvoir de la transmission d'élève à professeur. La transmission permet de conserver une certaine liberté de penser mais aussi de se détacher de la « force d'inertie de notre vie », soit une forme de mouvement général composé d'habitudes devenues réflexes chez l'homme moderne.

L'ouvrage se poursuit sur une correspondance portant au départ sur l'exposition de Martine Bedin intitulée Objets, nos amis. Pour cette exposition, la designer a minutieusement choisi des objets recherchés et tendant à nous communiquer quelque chose. Les objets nous accompagnent dans la vie, alors pourquoi la production de masse nous pousse à nous en éloigner physiquement comme symboliquement ? À l'inverse, l'artisanat permet de faire des objets des « souvenirs de la vie ». L'exposition a alors pour but de mettre l'accent sur les objets délaissés afin de les rendre de nouveau indispensables, mais aussi afin de contrer la production d'objets laids et tous identiques.

Dans leurs espaces, les objets se fondent. En se remémorant ses souvenirs d'enfant, Martine Bedin décrit les lieux où elle a pu habiter, tout en ponctuant son récit de notes nostalgiques (comme les repas de famille). C'est sur ce point qu'elle conclut : on ne fait pas qu'habiter, on habite « en compagnie des choses » et on vit bien mieux dans des beaux endroits.

Si Claude Eveno et Martine Bedin ont des pensées qui se rapprochent, il n'en reste pas moins que chacun à son parcours et sa vision du monde. Leurs manières de s'approprier un lieu ne sont pas les mêmes. S'établit quelques désaccords dans leurs échanges, notamment vis-à-vis de la fonction d'architecte : pour l'un, il est à la fois destructeur et bâtisseur et pour l'autre, il est avant tout victime des normes de construction, l'éloignant d'un esprit libre et créateur.

Les deux auteurs sont nostalgiques : ils rêvent d'un présent allié au passé, où les souvenirs ne disparaissent pas et où le temps ne s'arrête pas pour autant.

De cette nostalgie découle une réflexion sur la place de la photographie. Cette dernière a le pouvoir de capturer la vie librement en dehors des conventions. Paradoxalement, la photographie capte le monde mais nous permet de nous en échapper car elle s'attarde sur les détails.

La conversation se termine par les récits des derniers voyages de Martine Bedin. Elle voyage non pas pour faire de grandes découvertes mais pour observer la vie ailleurs. De ces observations elle réalise à quel point les gens vivent parfaitement avec ce qu'ils ont. À partir de ce constat, l'auteure pose la question de la place du designer et de son impact réel sur le monde. Serait-il mieux de s'effacer et de se contenter de contempler le monde ?

De cette discussion argumentative, nous relevons un premier concept clé qui est que les choses qui nous entourent portent en elle une forme de « vie ». Terme employé pour des êtres organiques connaissant une naissance et une mort, la notion du vivant est ici utilisée pour désigner une forme d'existence et de dynamisme qui résulte de notre interaction avec les choses. Il faudrait ainsi partir du principe que nous donnons vie aux objets, et que ces derniers nous renvoient la sensation d'être bien présent en un lieu.

S'ajoute à ce premier concept celui de l' « aura », qui fait référence à Walter Benjamin évoquant ce qualificatif pour décrire une « apparition unique » dans une œuvre d'art. La définition qu'il en donne n'est pas loin de celle explicitée par Martine Bedin et Claude Eveno : un objet bien fait a une capacité à nous communiquer une histoire, un fragment d'émerveillement. L'aura d'un objet, comparé à une œuvre d'art, n'est pas accessible en restant à distance. Il faut s'en approcher et porter attention aux détails, le chérir et le voir non pas comme une marchandise mais comme un « passeur » dans notre vie.

Le troisième concept que nous pouvons mettre en lumière est celui de la tension entre le présent (actuel et immédiat) et le souvenir (ou la mémoire). Se souvenir, c'est se rappeler au présent du passé. Mais se souvenir, c'est aussi ne pas oublier et conserver en mémoire en refusant d'oublier. C'est sur la base de cette tension que s'établit une grande partie de la réflexion des auteurs.

La thèse défendue par Martine Bedin et Claude Eveno est très clairement une opposition à la société de consommation et à l'industrialisation de masse. Elle se positionne à l'encontre de l'innovation, en termes de production et d'usage de nouveaux matériaux moins résistants, mais prône toujours la création (libre et sans codes). En somme, le design industriel comme chargé d'apporter des formes et des matériaux nouveaux a fait son temps. On observe alors une volonté de retour aux formes et techniques artisanales dans l'initiative de redonner aux objets la place qui leur est due.

Les deux auteurs ne s'opposent pas simplement à la mauvaise qualité des produits et à leur banalité. Ils s'opposent aussi à leur courte durée de vie qui rend les objets plus pauvres dans leur sens. Les objets sont avant tout des compagnons de passage dans notre vie, des choses portant nos souvenirs et nous faisant nous sentir vivant. Or les objets actuels ne nous le permettent plus.

C'est en cela que la pensée est innovante : il ne s'agit plus de créer pour innover ou créer un standard de vie. Il est désormais question de donner vie à des objets singuliers et recherchés et de leur accorder une part de nous pour qu'ils puissent être transmis de génération en génération et aimés par nos successeurs. Si les objets sont créés dans le but d'être transmis, cela remet en question la mode : on ne cherche plus à plaire dans une époque donnée, mais à plaire tout le temps.

Candice DELCONTE, Licence 3 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. « L'enfance me revenait peuplée d'objets qui m'avaient semblé là de tout temps ou apparus sans origine, comme le don d'un lointain et mystérieux ciel des choses », dans BEDIN, Martine, EVENO, Claude, Objets, nos amis, Bastia, Editions Eoliennes, collection, 2019, p. 16. 

  2. « J'avais là sous les yeux le projet du Bauhaus, le confort moderne pour le plus grand nombre, mais dans une version effroyablement médiocre, alors que l'échelle industrielle de la firme aurait pu supporter l'exigence de qualité de l'École sans sacrifier les énormes marges bénéficiaires de l'entreprise », dans BEDIN, Martine, EVENO, Claude, Objets, nos amis, op. cit., 2019, p. 33. 

  3. « La maison de ma grand-mère, rue Lagrange, où je passais beaucoup de temps, état uniquement garnie de meubles du grand-oncle qui, quand il avait fini de jardiner, retrouvait son atelier d’ébéniste dans le garage de ma grand-mère ; j’ai récupéré son établi à sa mort. Il a réalisé les meubles de la famille en bois massif ornés de frises fleuries », Ibidem, p. 99-100. 

  4. « De l’effroi, mais de l’excitation joyeuse en même temps, un repère dans la forêt pour le voyageur égaré, un lieu secret pour le secret des enfants ou celui des amants, un point focal dans l’étendue, minuscule et cependant capable de déployer autour de lui une contrée […]. Telles étaient mes impressions quand j’ai regardé les photographies de la Casazul », Ibidem, p. 67-68. 

  5. « De l’effroi, mais de l’excitation joyeuse en même temps, un repère dans la forêt pour le voyageur égaré, un lieu secret pour le secret des enfants ou celui des amants, un point focal dans l’étendue, minuscule et cependant capable de déployer autour de lui une contrée […]. Telles étaient mes impressions quand j’ai regardé les photographies de la Casazul », *Ibid.