BOSSHARD, Hans Rudolf, Max Bill kontra Jan Tschichold. Der Typografiestreit der Moderne, Salenstein, Niggli Verlag, 2012.

BOSSHARD, Hans Rudolf, Max Bill/Jan Tschichold. La querelle typographique des modernes, Paris, Éditions B42, traduit de l'allemand par Pierre MALHERBET et Victor GUÉGAN, 2014.

L'ouvrage de Hans Rudolf Bosshard, Max Bill/Jan Tschichold. La querelle typographique des modernes, entend retracer et expliquer les raisons qui ont menées les deux designers allemands Max Bill et Jan Tschichold à entrer en conflit par articles interposés en 1946. En effet, il est a priori étonnant que deux contemporains s'identifiant au même mouvement en viennent à s'affronter de manière publique.

Au cours de son livre, Hans Rudolf Bosshard développe la thèse selon laquelle la « querelle typographique des modernes » est née d'un sentiment de trahison que Max Bill aurait ressenti face à la conférence prononcée par Jan Tschichold en 1945 à Zurich : « Konstanten der Typografie » (« Constantes de la typographie »). La forte réaction de Max Bill face aux propos de Jan Tschichold pourrait être expliquée de deux manières. La première explication possible serait qu'ils partageraient une histoire commune. En effet, Max Bill aurait intercédé en la faveur de Jan Tschichold pour l'aider à émigrer en Suisse après son incarcération par les nazis1. Jan Tschichold renonçant à la Nouvelle Typographie aurait ainsi été perçu comme une insulte au soutien que Max Bill lui aurait apporté par le passé. Cependant, cette explication a ses limites car, jusqu'ici, aucun document n'a été retrouvé prouvant l'existence de cette aide2. La seconde explication semble plus rationnelle : on a retrouvé dans la bibliothèque de Max Bill des ouvrages de Jan Tschichold, dont certains exemplaires dédicacés. Cela laisse supposer une certaine admiration que Max Bill porterait pour Jan Tschichold3. La réponse de Max Bill serait donc plutôt celle d'un élève déçu par son maître.

Bosshard déploie son argumentation en plusieurs temps. Il commence tout d'abord par rappeler certains éléments clés de l'histoire de la typographie en commençant par l'époque classique et en remontant jusqu'au XXe siècle. Au cours de cette introduction, nous sommes introduits aux notions de bon goût et d'ornement, ainsi que les problématiques que ces concepts engendrent. Puis, il présente les deux acteurs de l'affrontement que sont Max Bill et Jan Tschichold avant, enfin, d'expliquer comment ce conflit est né. C'est en effet la conférence de Jan Tschichold intitulée « Konstante der Typografie » (« Constantes en typographie »), prononcée en 1945, qui a poussée Max Bill, s'étant senti attaqué par Tschichold, à écrire son article incriminant « über typographie », et à Jan Tschichold de répondre avec son propre article « Glaube und Wirklichkeit » (« Mythes et Réalité4 »). Bosshard poursuit en établissant une comparaison historique, pratique, et idéologique des deux designers. Ils ont tout deux fréquenté les mêmes cercles sociaux, participaient aux mêmes expositions, et ils étaient tous les deux de gauche, voire d'extrême-gauche. Jan Tschichold possédait toutefois une avance théorique sur Max Bill. Au moment de l'éclatement de la querelle en 1946, « über typographie » n'est alors que la troisième publication de Max Bill, tandis que Jan Tschichold publie régulièrement des articles et ouvrages sur la typographie depuis le début des années 19205. En conclusion de son ouvrage, Hans Rudolf Bosshard revient sur l'évolution des différents positionnement des deux protagonistes de la querelle et sur leur proximité personnelle supposée.

Le premier concept à apparaître est celui du « bon goût ». La querelle s'est en effet déclenchée à cause de la réflexion de Jan Tschichold quand, à propos de la Nouvelle Typographie, il déclare qu'elle n'est employée que dans un cadre commercial, et très peu dans un cadre littéraire, et donc culturel : il sous-entend ainsi qu'elle serait vulgaire, et donc de mauvais goût6. En retour, Max Bill souligne que le travail du typographe est un travail d'équilibriste, presque mathématique, pour établir la composition la plus harmonieuse et la plus lisible possible7.

Le second concept notable est celui de « progrès », en lien avec celui du « moderne ». Jan Tschichold a renié la Nouvelle Typographie notamment car les compositions typographiques modernes auraient été exclusivement utilisées en Allemagne nazie8. De la même manière, Max Bill accuse Jan Tschichold d'être « tombé dans le piège habile d'une "propagande culturelle" en retournant [sa] veste pour se révéler réactionnaire9. » Bossard nuance leurs propos en rappelant que « "Moderne" signifie d'une chose qu'elle est conçue [...] selon le style de l'époque et que cette chose est liée à des formes d'expressions progressistes émanant d'autres domaines créatifs10. » Ainsi, une création de l'époque n'est pas forcément moderne, et une création moderne n'est pas automatiquement progressiste.

Les préoccupations qui occupaient les deux acteurs de cette querelle sont contemporaines de leur époque. Au début de sa carrière, Jan Tschichold remet beaucoup en question l'ornement dans la composition typographique, ainsi que son rejet. Nous pouvons établir un lien avec Adolf Loos et son ouvrage Ornament und Verbrechen (Ornement et Crime), paru en 191311. Ces deux personnages sont inscrits dans l'histoire du design dès leurs études. Ils ont tout deux été des élèves de l'école mythique du Bauhaus. Max Bill a perpétué la mission d'enseignement du Bauhaus en fondant lui-même un lieu d'éducation : l'École d'Ulm. Cette école a par la suite été dirigée par Tomás Maldonado, à son tour très critique de la fonction de l'esthétique. Grâce à ces quelques figures historiques, nous pouvons constater les liens ténus entre Jan Tschichold, Max Bill et les problématiques qu'ils soulevèrent par leur querelle au sein de l'histoire du design.

Clara HUYNH TAN, Licence 3 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2021-2022.


  1. BOSSHARD, Hans Rudolf, Max Bill/Jan Tschichold. La querelle typographique des modernes, Paris, Éditions B42, traduit de l'allemand par Pierre MALHERBET et Victor GUÉGAN, 2014, p. 36. 

  2. BOSSHARD, Hans Rudolf, Max Bill/Jan Tschichold. La querelle typographique des modernes, op. cit., p. 36. 

  3. Ibidem, p. 27. 

  4. Ibid, p. 13. 

  5. Id, p. 41. 

  6. Id, p. 16. 

  7. Id, p. 87. 

  8. Id, p. 98. 

  9. Id, p. 86. 

  10. Id, p. 45. 

  11. LOOS, Adolf « Ornament un Verbrechen » (« Ornement et Crime »), conférence prononcée pour la première fois au Akademischer Verband für Literatur und Musik de Vienne en 1910, puis publiée en 1913 dans Les Cahiers d'aujourd'hui sous le titre « Ornement et Crime ».