GUIDOT, Raymond, « La matière qu'on façonne aujourd'hui », Culture technique, n°5, 1981.

I. Des matériaux pour l'industrie

Dans son ouvrage L'Homme et la matière, André Leroi-Gourhan propose une classification des matériaux naturels à partir de leurs caractéristiques physiques. Il met ainsi en évidence l'adéquation de ces caractéristiques physiques et des propriétés mécaniques qui en découlent à un certain type de mise en œuvre. Ces matériaux naturels dont l'usage artisanal « traditionnel » se perpétue jusqu'au milieu du XXe siècle font néanmoins l'objet, à partir de la fin du XVIIIe siècle, d'une adaptation aux exigences de la production industrielle. La première de ces exigences concerne évidemment l'obtention de la matière première en grande quantité. Ainsi pour ce qui concerne la production massive des matériaux ferreux, la fonte au coke mise au point par Darby I en 1709, devient opérationnelle vers 1780, au moment même où Henry Cort, en inventant le procédé de puddlage, rend possible, par affinage de la fonte, la production de fer à une échelle véritablement industrielle. Quelques dizaines d'années plus tard, l'acier produit massivement dans le convertisseur Bessemer ouvre aux constructeurs l'ère des grandes performances. Tous ces matériaux ferreux dont la structure est naturellement homogène lorsqu'ils passent par une phase de fusion sont, par essence, aptes à être mis en œuvre industriellement.

Pour d'autres matériaux « naturels » comme le bois, dont les fibres imposent des sens d'utilisation privilégiés, et que leur nature végétale condamne à des défauts d'homogénéité, la phase de l'industrialisation passe par une transformation radicale de la structure. C'est là que se situe la deuxième exigence de l'industrialisation « mécanisée ».

Jadis, l'artisan vivait en parfaite connivence avec le matériau qu'il allait ouvrer et se jouait de ses défauts. La machine désormais exige qu'on lui offre des matériaux dans lesquels toutes les parties sont identiques et donc prévisibles, des matériaux statistiquement homogènes. Ainsi le bois, pour devenir un matériau d'industrie, passe préalablement par une phase de déroulage ou de déchiquetage, puis par une phase de reconstitution au cours de laquelle on assemble par superposition et collage les feuilles de placage déroulées où on agglomère les particules dans un liant qui constitue la base rigide du « nouveau » matériau.

Nous entrons là dans l'important domaine des « Composites » qui se développe dès le début du XXe siècle parallèlement à celui des matières artificielles. Ces dernières apparaissent en deux temps. Au milieu du XIXe siècle, on voit d'abord naître avec la chimie organique, celles qui sont issues de résines naturelles. Il s'agit par exemple, des dérivés de la cellulose. Puis, au début du XXe siècle, avec la découverte par Léo Baekeland de la Bakélite, vient le tour des matières qui sont de purs produits de synthèse et dont la population ne cesse de croître en prenant, dans de nombreux domaines, le relais des matériaux naturels. Ainsi, nous constatons que la population des matériaux mis à la disposition de l'homme qui, pendant des siècles, voire des millénaires, était apparue comme parfaitement immuable, en quelques dizaines d'années, s'est accrue de façon prodigieuse.

La naissance d'un nouvel élément qui s'inscrit désormais dans le cadre de la recherche programmée la plus stricte, fait partie du quotidien des laboratoires spécialisés.

En conséquence, les matériaux que l'on découvre aujourd'hui et auxquels on demande de satisfaire aux besoins spécifiques de l'astronautique par exemple, ont, à leur naissance, une affectation précise, ponctuelle. Leur intégration ultérieure dans la production de masse passera bien souvent par le stade de la substitution à des matériaux traditionnels dont la rareté et donc le coût exigent désormais le remplacement. Aujourd'hui encore, il est assez exceptionnel qu'un matériau artificiel nouveau, dans son utilisation quotidienne, se présente autrement que comme un « ersatz ». Mais en voyant les fausses poutres de chêne ou les meubles Louis XV en polystyrène expansé ou allégé, on se souviendra aussi, sans doute, que la fonte au coke permit tout d'abord aux industriels du début du siècle dernier de « surmouler » de la même manière les meubles en bois du passé.

Nous ne serons donc pas surpris de constater que si les matériaux naturels ont parfois fait l'objet d'un classement rigoureux d'après leurs propriétés intrinsèques et les habitudes de leur mise en œuvre, les matériaux artificiels eux, n'apparaissent que très rarement, dans les manuels spécialisés, à travers leurs qualités structurelles, leurs aptitudes aux déformations et aux usinages divers, comme des matériaux à part entière. Cette absence de classification est particulièrement flagrante lorsqu'il s'agit des matériaux composites dont « l'intelligence » justement consiste à ajouter les aptitudes particulières des différents éléments constitutifs dans les structures spécialement étudiées pour permettre un maximum d'efficacité.

En partant de la classification des matériaux naturels envisagée par Leroi-Gourhan, il nous semble possible de proposer aujourd'hui, sinon un classement, du moins une répertorisation de l'ensemble des matériaux dont l'homme dispose désormais pour exercer son industrie. Le découpage en deux chapitres : matériaux naturels, matériaux artificiels, n'est là que pour respecter une réalité chronologique et insister sur le fait que les seconds seront sans doute appelés, dans les années à venir, à remplacer totalement les premiers. Ceux-ci, en effet, quantitativement et même qualitativement, risquent de n'être plus guère compatibles avec les exigences d'une production de masse en croissance dès lors que le tiers monde, délaissant le folklore et l'artisanat d'exportation, entre, lui aussi, dans une ère de développement véritable qui passe obligatoirement aujourd'hui par l'industrialisation.

II. Liste des principaux matériaux naturels et artificiels

1. - Matériaux naturels.

111 - Solides stables de grande rigidité et plus ou moins grande dureté, dont la structure est amorphe ou pseudo-amorphe.

1111 - D'origine minérale : pierre.

1112 - D'origine animale : coquille.

112 - Solides stables de grande rigidité et plus ou moins grande dureté, dont la structure est agencée.

1121 - D'origine minérale : cristaux.

1122 - D'origine animale : os, ivoire, corne.

1123 - D'origine végétale : coque.

113 - Solides stables flexibles et de plus ou moins grande dureté à structure agencée fibreuse.

1131 - D'origine végétale : bois.

114 - Solides stables souples à structure agencée (naturellement ou artificiellement).

1141 - D'origine minérale : verre (fibres tissées).

1142 - D'origine animale : peau, cuir, laine (tissée).

1143 - D'origine végétale : écorce, jonc, osier, paille, fibres de coton, lin, jute,... (tissées ou tressées).

115 - Solides stables à structure alvéolaire (rigides ou souples).

1151 - D'origine minérale : lave (pierre ponce).

1152 - D'origine animale : éponge.

116 - Solides semi-plastiques.

1161 - D'origine minérale : métaux, verre, cires (paraffine, ozokérite, cérésine, cire de lignite), goudron de houille, bitume.

1162 - D'origine animale : cire d'abeilles.

117 - Solides plastiques de faible cohésion.

1171 - D'origine minérale : terre meuble, sable humide, neige.

118 - Solides plastiques propres (susceptibles de devenir stables après cuisson ou séchage).

1181 - D'origine minérale : argile, kaolin, plâtre, ciment, mastic.

119 - Solides plastiques agglutinants (couleurs, teintures, colles, gommes, émaux, soudures) d'origines minérale, animale ou végétale.

2.- Matériaux artificiels.

21 - Résines naturelles améliorées.

211 - Solides semi-plastiques, homogènes et compacts.

2111 - Résines cellulosiques d'origine végétale (susceptibles éventuellement de permettre la réalisation de fibres textiles) : acétate de cellulose, acétobutyrate de cellulose, éthyle cellulose, nitrate de cellulose (celluloïde), ébonite (caoutchouc durci).

2112 - Substances protéiques d'origine animale : caséine (galalithe).

212 - Solides souples homogènes et compacts d'origine végétale : caoutchouc.

213 - Solides souples à structure alvéolaire d'origine végétale : mousse de caoutchouc.

214 - Solides plastiques agglutinants : laques et vernis cellulosiques, caoutchoucs modifiés.

22 - Matériaux de synthèse.

221 - Résines thermodurcissables se comportant après polymérisation comme des solides stables, rigides, homogènes et compacts (certaines d'entre elles pouvant permettre la réalisation de fibres textiles) : mélamine formaldéhyde, urée formaldéhyde, phénoplastes (bakélite), polyépoxyde (araldite), polyesters, polyuréthanes rigides.

222 - Résines thermodurcissables se comportant après polymérisation comme des solides stables, souples, homogènes et compacts : polyuréthanes souples, silicones.

223 - Mousses de résine thermodurcissables dures ou souples à structure alvéolaire : mousse d'urée formaldéhyde, mousses phénoplastes, mousses de polyépoxydes, mousses de polyuréthanes (rigides ou souples), mousses de silicones (souples).

224 - Résines thermoplastiques se comportant comme des solides semi-plastiques homogènes et compacts rigides ou souples (certaines d'entre elles pouvant permettre la réalisation de fibres textiles : polyacryliques (altuglas, plexiglas, pers pex ), polyamides (nylon, rilsan), polycarbonates (macrolon), polyéthylènes alcolène, cipsarène, manolène), polyfluoréthènes, polyvinyliques (chlorure, acétate, acétochlorure, alcool, acétal, butysal, formai).

225 - Mousses de résines thermoplastiques dures ou souples à structure alvéolaire : mousse de polyétylène, mousses de polystyrène, mousses polyvinyliques.

226 - Solides plastiques agglutinants (peinture, laques, vernis) obtenus à partir de résines thermoplastiques thermodurcissables : résines alkydes, résines d'urée et de mélamine, résines de furan, silicones, polyamides, polymères et copolymères vinyliques, polymères acryliques, polystyrènes, polyuréthanes, résines époxydes, résines de cétanes.

23 - Matériaux composites artificiels (stables ou non, rigides ou souples).

231 - Matériaux à structure amorphe constitués par la dispersion de particules ou fibres dans une matrice : bétons (bétons avec gravier, bétons allégés), matériaux reconstitués (résine + pierre, métaux, etc.), papier, carton, isorel (mou, rigide), fibrociment, amiante, panneaux de particules, textiles non tissés, résines armées (résines phénoliques, polyesters, silicones, mélamines, époxydes, polyamides, etc. + mat de verre), composites avec trichites et paillettes ultrarésistantes.

232 - Matériaux armés à armature agencée : béton armé, caoutchouc avec âme toilée, verre armé, polychlorure de vinyle armé, résines armées (résines phénoliques, polyesters, silicones, mélamines, époxydes, etc. + tissus de verre).

233 - Matériaux sandwiches et âmes amorphes : revêtement extérieur (fibrociment, bois, métal, etc.) + mousse expansée (urée formaldéhyde, polyuréthane, polystyrène, etc.), revêtement extérieur + aggloméré ciment, revêtement extérieur + panneau de particules.

234 - Matériaux sandwiches à âmes agencées : revêtement extérieur + structure celloderm, revêtement extérieur + structure croisillonnée, panneaux de bois (lattes).

235 - Matériaux multicouches : contreplaqué, bois amélioré, lamifiés (formica, jalpan, print), métaux plaqués, papier + bitume (papier goudronné), cuirs artificiels, toile + caoutchouc, verre + matières plastiques (tissus, papiers, résines, etc.) + mousse, circuits intégrés.

236 - Matériaux à surface apprêtée : matériaux prépeints, matériaux plastifiés, matériaux adhésifs, papier paraffiné, papier carbone, matériaux sensibilisés, pour la photographie.

237 - Matériaux constitués par amalgames de particules ou fibres : textiles non tissés à fibres liantes, feutres, papier sans encollage.

238 - Matériaux ayant subi une imprégnation : papier + huile siccative, tissus étanchéifiés (silicones).

239 - Matériaux obtenus par tissage de fibres différentes.

III. La mise en œuvre aujourd'hui

Si la notion de plasticité évoque la possibilité au sens le plus large de moulage et celle de matériau multicouche, l'idée d'une plaque ou d'un panneau débitable, notre énumération « raisonnée» ne tient pas compte à priori de la forme « prête à l'emploi » du matériau considéré. Il conviendrait donc de préciser chaque fois quelles sont les formes commercialisées de ces différents matériaux au moment où ils se présentent à l'industrie de transformation qui va les convertir en produits finis.

Cette précision qui, présentement, aurait pour inconvénient de compliquer la lecture, nous permettrait cependant de nous rendre compte de l'importance que revêt désormais le concept de «produit semi-fini ».

Il s'agit d'un matériau pré-ouvré que son aptitude à tout faire prédispose à devenir auxiliaire précieux des bureaux d'études. L'ingénieur, l'architecte, le projeteur, le designer peut, en se référant à un catalogue de fournisseur qui propose des dimensions et des caractéristiques faisant l'objet et standardisations et qui sont donc indépendantes du lieu de production, définir un choix prévisionnel par le calcul et le tracé. Il n'y a plus de relation directe entre le concepteur et le matériau préconisé.

C'est en de telles abstractions que résident les « idées force s » de l'industrie moderne. L'idée de produit semi-fini se devait donc d'apparaître logiquement au moment où se développait la production « massive » des produits métalliques, car cela concernait à la fois leur traitement et leur stockage sous une forme directement utilisable et, par conséquent, facilement commercialisable.

Lorsqu'elle s'installe en maîtresse dans l'économie occidentale, l'industrie des métaux ferreux (fonte et fer d'abord, acier ensuite) repose sur le complexe « paléotechnique » qui s'organise d'après l'analyse de Mumford autour du fer et du charbon, et succède à l'« éotechnique » qui mettait primitivement en œuvre le bois et l'eau. La machine à vapeur en est à la fois le symbole et le principe moteur. Source d'énergie qui alimente les fabriques, elle s'invente des roues au début du XIXe siècle et, pour conquérir le monde exige de se déplacer sur une voie très particulière, la voie ferrée, grande consommatrice d'éléments rectilignes à profil constant.

Ainsi naît la demande car, à partir de ces rails qui font passer le laminoir du stade de la machine d'atelier de forgeage à celui d'engin de production numéro un des futures aciéries, d'autres profilés vont naître, parfaitement adaptés à certains types de constructions, et permettant en particulier aux « ingénieurs-architectes » du XIXe siècle de développer un programme d'ouvrages prestigieux, impensable jusqu'alors.

Par la suite, techniques nouvelles de mise en œuvre, et matériaux nouveaux apparaissant, d'autres produits semi-finis devaient naître. On peut ainsi parler des « profilés à froid » résultant de la mise en forme à l'aide de galets d'un feuillard de métal, ou de « profilés extrudes » réalisés au cours du passage dans une filière d'un métal à bas point de fusion porté à une température de plasticité suffisante et poussé vers l'orifice par un piston. Ce processus appliqué au verre, à la terre, permet également de traiter une grande partie des matériaux de synthèse « thermoplastiques » qui se prêteront, compte tenu de leur bas point de plastification, particulièrement bien à cette mise en forme.

Nous pourrions dire aussi que ces opérations de mise à section constante du matériau s'inspirent du principe d'homogénéisation que nous avons posé précédemment comme une sorte de préalable à l'action de la machine. Cela nous permet de retrouver le bois soumis aux exigences de la standardisation et du profilage constant lorsqu'il est débité en planches, tasseaux, tourillons, etc., mais non homogénéisé dans sa structure même et par là difficilement industrialisable, et qui le devient ou presque lorsqu'il est reconverti en panneaux contreplaqués ou agglomérés et donc en produits semi-finis.

Ainsi sommes-nous parvenus à une sorte de linéarité dans ces considérations très générales sur les « matériaux d'aujourd'hui » ou plus exactement sur les « matériaux aujourd'hui ». Cela nous incite évidemment à tenter une classification des procédés technologiques qui, oubliant la manière « traditionnelle » dont ils s'appliquent à certaines matières, envisage plutôt les analogies, les identités, les transferts et partage les matières mises en œuvre en matières moulables, forgeables, emboutissables, thermoformables, usinables, etc. ou, sous certaines conditions, susceptibles de le devenir. Un jeu passionnant consistera peut-être alors à se demander, moyennant quelle transformation ou quelle adaptation ou quelle aide d'un élément annexe, telle ou telle matière qui n'entre pas à priori dans l'un des onze chapitres considérés, est susceptible d'y parvenir.

© Culture Technique [Autorisation de diffusion accordée par le Directeur Général de la revue, Jocelyn de Noblet]