1. Définition

Le terme « d’Art concret » se définit par son contexte d’apparition. L’Art concret désigne en effet un courant artistique lancé en 1930 autour du groupe éponyme formé par Theo van Doesburg, Jean Hélion, Otto Carlsund, Léon Tutundjian et Marcel Wantz. Ce courant revendique le maniement direct des constituants plastiques de l’œuvre d’art : en cela, il s’oppose au processus d’abstraction du réel de l’art abstrait. L’art concret propose un art qui se veut indépendant dans ses moyens d’expression, s’appuyant sur l’esprit, afin de produire des formes qui ne soient pas dictées par « les données formelles de la nature, ni de la sensualité, ni de la sentimentalité », mais qui soient avant tout claires et exactes1. Cette intellectualisation de l’art a mené à rapprocher l’art concret des avancées mathématiques de son temps, notamment par la lecture qu’en fait Max Bill dans les années 1940 quand il impulse un renouveau à ce courant en Suisse et en Allemagne, et notamment à la Hochschule für Gestaltung Ulm dont il est le premier directeur.

C’est aussi sous l’influence de Max Bill que l’art concret connaît un fort développement en Amérique latine, notamment en Argentine et au Brésil : ceci se manifeste dans la peinture mais aussi dans le développement d’un courant littéraire brésilien, le concrétisme, qui s’associera aux expérimentations typographiques et poétiques germanophones de la même période à travers Eugen Gomringer.

C’est ainsi que dans le contexte de la diffusion du mouvement à l’international, Jean Arp déclare :

« Nous ne voulons pas copier la nature. Nous ne voulons pas reproduire, nous voulons produire. Nous voulons produire comme une plante qui produit un fruit et ne pas reproduire. Nous voulons produire directement et non par truchement.
Comme il n’y a pas la moindre trace d’abstraction dans cet art nous le nommons : art concret ». 

Jean (Hans) ARP, « art concret », Konkrete kunst, Bâle, Benno Schwabe & co., 1944.

2. Du français à l’allemand, à l’espagnol…

Si la langue du « premier » art concret fut le français, sa deuxième vague, qui voit sa plus forte diffusion, est plutôt d’influence germanique. Ce que nous désignons par art concret en français diffère donc en fonction de la période que nous adressons. Par ailleurs, nous pouvons aussi voir des coïncidences terminologiques : si la poésie concrète était effectivement influencée par l’art de Max Bill, le choix de son appellation comme telle s’est fait sans concertation avec les représentants de la poésie concrète germanophone, qui montrait des développements similaires. Chaque période mais aussi chaque langue montre donc un développement singulier de l’art concret, qu’il soit pensé en réponse à la posture initiale ou adapté en fonction des contextes géographiques.

[L]'art concret est une chose indépendante à part entière, il a une existence égale à celle des phénomènes naturels. Il doit être l'expression de l'esprit humain, destiné à l'esprit humain, et il doit être d'une acuité et d'une absence d'ambiguïté, d'une perfection que l'on peut attendre des œuvres de l’esprit humain.

[D]ie konkrete Kunst ist etwas in ihrer Eigenart selbständiges, sie hat eine gleichwertige existenz neben der Naturerscheinung. Sie soll derausdruck des menschlichen Geistes sein, für den menschlichen Geist bestimmt, und sie sei von jener Schärfe und Eindeutigkeit, von jener Vollkommenheit, wie dies von Werken des menschlichen Geistes erwartet werden kann.

Max BILL, « ein Standpunkt, Konkrete kunst, Bâle, Benno Schwabe & co., 1944.

« La matière première de l'art représentatif a toujours été l'illusion. [...] L'art concret, en revanche, exalte l'Être, parce qu'il le pratique. [...]
L'art concret habitue l'homme à une relation directe avec les choses et non avec les fictions des choses. »

« La materia prima del arte representativo ha sido siempre la ilusion. […] El arte concreto, en cambio, exalta el Ser, pues la practica. […]
El arte concreto habitùa al hombre a la relacion directa con las cosas y no con las ficciones de las cosas. »

Edgard BAYLEY et al., « Manifiesto Invencionista », Curitiba, Joaquim n° 9, Mars 1947.

L’art concret a été traduit comme Concrete Art en anglais, Konkrete Kunst en allemand, ou encore Arte Concreto en espagnol et Arte Concreta en portugais.

3. Explication du concept

L’art concret a pour particularité d’avoir eu des réceptions et appropriations très diverses en fonction des pays où il s’est développé : de fait, l’art concret que prônait Theo Van Doesburg dans son manifeste laisse des zones d’ambiguïté, qui ont amené des critiques à le considérer comme différant de l’art abstrait sur un plan uniquement terminologique2. Pourtant, le terme « concret », désignant à la fois ce qui est réel et ce qui peut être perçu par les sens, trouve des interprétations très différentes qui ne relèvent pas tant de terminologie que d’idéologie, que ce soit dans le sens esthétique ou politique.

Alors que le courant suisse amène l’art concret du côté de la rationalisation de la surface du tableau et des formes de la sculpture, en une défense de l’œuvre d’art qui serait paradoxalement une pure œuvre de l’esprit humain3, le courant argentin se l’approprie dans une lecture marxiste, proposant un art « pour tous », qui rompt avec l’illusionnisme de la figuration et renoue avec la pratique de l’être, entendue au sens d’une expérience directe du réel4. D’un autre côté, le concrétisme brésilien, courant littéraire qui revendique l’influence de la peinture concrète, considère le terme concret comme tension de « mot-choses dans l’espace-temps », c’est-à-dire la poésie comme ensemble total et simultané de sa présence sémantique, visuelle, prosodique5.

Tous ces aspects montrent en outre que ce qui est désigné comme « concret » n’est pas uniquement un formalisme, mais se propose d’emblée comme reflet d’un rapport au monde. L’ambiguïté est que le spectre d’interprétation varie d’une forme de quasi-transcendance suisse à un matérialisme assumé en Amérique latine. L’histoire du design ne peut alors faire l’impasse sur ces développements antagonistes et leurs raisons sociales et politiques. Par ailleurs, les productions de design de cette époque ont souvent été associées au style international, sans que la relation avec l’art concret et ses ambiguïtés ne soit posée en amont, ce qui pourrait mener à une relecture des productions, notamment au plan du design graphique.

Gabriele ČEPULYTÉ, doctorante à l’Université Paris-Nanterre (HAR), designer graphique et enseignante


  1. Otto CARLSUND, Theo van DOESBURG, Jean HÉLION, Léon TUTUNDJIAN, Marcel WANTZ, « Base de la peinture concrète », Art Concret, n°1, Paris, 1930. 

  2. Voir notamment Ferreira GULLAR, « Arte concreta », Jornal do Brasil, 23/06/1960. 

  3. Max BILL, «Die mathematische Denkweise in der Kunst unserer Zeit», in Das Werk : Architektur und Kunst = L'oeuvre : architecture et art, n°36, 1949. 

  4. Edgard BAYLEY et al., « Manifiesto Invencionista », Curitiba, Joaquim n°9, Mars 1947. 

  5. DE CAMPOS Augusto, DE CAMPOS Haroldo, PIGANATARI Decio, « Plano-pilôto para poesia concreta », Noigandres 4, São Paulo, édition des auteurs, 1958.